Jeremy RIFKIN : notre futur après le pic de la mondialisation
28/03/2012
Nous avons à nouveau un futur
de InternetActu.net de Hubert Guillaud
Le prospectiviste Jeremy Rifkin (Wikipédia, @jeremyrifkin), directeur de la Fondation des tendances économiques est un penseur important de notre modernité. Nombre de ses livres se sont révélés prophétiques comme La fin du travail (1996) ou L’âge de l’accès (2000). Son dernier livre, la Troisième révolution industrielle (voir également le site dédié), est certainement l’un de ses plus ambitieux, car il nous livre – rien de moins – qu’un futur de rechange par rapport à celui qu’on abandonne.
La seconde révolution industrielle (1880-2006) n’est plus notre futur
Rifkin dresse un double constat.
- D’une part, celui de la fin de la seconde révolution industrielle, fondée sur le pétrole et les énergies fossiles. Plus que le pic pétrolier, nous avons atteint “le pic de la mondialisation”, estime-t-il. Nous ne pouvons plus fonder notre croissance sur un système qui va générer par définition des crises à mesure que les énergies fossiles vont se raréfier. Même la perspective de trouver de nouveaux secteurs d’extractions ne suffira pas à combler notre appétit insatiable d’énergie. Pour lui, “la crise c’est le pétrole !” et les conséquences organisationnelles que notre pétrodépendance a eues sur la société tout entière. “Les régimes énergétiques déterminent la nature des civilisations – leur façon de s’organiser, de répartir les fruits de l’activité économique et des échanges, d’exercer le pouvoir politique et de structurer les relations sociales.”
- L’autre constat repose bien sûr sur les conséquences dramatiques qu’a engendrées cette seconde révolution industrielle sur la santé de notre biosphère. Les pages qu’égraine Rifkin sur le sujet ressemblent aux constats alarmants et déprimants qu’on retrouve dans tous les livres d’écologistes atterrés. “Depuis 450 millions d’années, la Terre a connu cinq vagues d’extinction biologique. Après chacun de ces coups d’éponge, il a fallu environ dix millions d’années pour retrouver la biodiversité perdue.”
Rifkin tient un propos véhément. Il faut arrêter de tergiverser et prendre acte que nous ne pouvons plus faire reposer la croissance, le progrès, notre avenir sur les énergies fossiles. Il faut clore la parenthèse prédatrice de la seconde révolution industrielle et nous engager dans une autre voie, celle de la “Troisième révolution industrielle” comme il l’a baptisé. Notre avenir doit changer de perspective et pour l’idéaliste constructif américain, cette nouvelle perspective doit nous montrer un futur accessible à tous. “Il devient de plus en plus clair qu’il nous faut une nouvelle logique économique capable de nous faire entrer dans un futur plus équitable et plus durable.”
Image : Coucher de soleil sur un champ pétrolier, photographié par Fábio Pinheiro.
Notre futur, c’est d’appliquer le modèle distribué de l’internet à l’énergie – et à la société tout entière
“Nous sommes aujourd’hui à la veille d’une nouvelle convergence entre technologie des communications et régime énergétique. La jonction de la communication par Internet et des énergies renouvelables engendre une troisième révolution industrielle. Au XXIe siècle, des centaines de millions d’êtres humains vont produire leur propre énergie verte dans leurs maisons, leurs bureaux et leurs usines et la partager entre eux sur des réseaux intelligents d’électricité distribuée, exactement comme ils créent aujourd’hui leur propre information et la partagent sur Internet.”
Rifkin s’appuie sur sa connaissance des caractéristiques de la révolution des nouvelles technos et sur celle des énergies renouvelables pour nous proposer un nouveau défi : celui de l’énergie distribuée. “Le partage entre les gens d’une énergie distribuée dans un espace commun ouvert aura des conséquences encore plus vastes [que celles du partage de l'information].”
Pour Rifkin, la stratégie pour y parvenir est assez simple. Le plan de bataille repose sur 5 grands principes :
- Le passage aux énergies renouvelables : nous n’avons pas le choix, l’épuisement des énergies fossiles nous conduit à terme à devoir faire entièrement reposer notre économie sur les énergies renouvelables (dont il exclut le nucléaire, qu’il considère comme trop dangereux et trop centralisé et qui, rappelons-le, pour l’instant ne produit que 6 % de l’énergie mondiale avec 440 centrales de par le monde).
- La transformation du parc immobilier de tous les continents en ensemble de microcentrales énergétiques qui collectent sur site des énergies renouvelables ; c’est-à-dire passer d’une production d’énergie centralisée à une production totalement distribuée, que se soit en utilisant des éoliennes personnelles, le biogaz, le solaire voir même l’action de la force humaine, comme le montre notamment les plans stratégiques établis par ses équipes pour quatre villes européennes afin de les accompagner dans cette évolution. Le modèle énergétique que combat Rifkin n’est pas tant celui des énergies fossiles, que le modèle centralisé qui en découle. En insistant sur une stratégie de production d’électricité distribuée et diversifiée, Rifkin prône un autre modèle d’organisation économique qui fonde la nature même de sa stratégie.
- Le déploiement de la technologie de l’hydrogène et d’autres techniques de stockage dans chaque immeuble et dans l’ensemble de l’infrastructure, pour stocker les énergies intermittentes. C’est certainement à ce jour l’un des points faibles du modèle proposé par Rifkin : notre incapacité à stocker l’électricité doit devenir un enjeu de recherche majeur, explique l’économiste, qui avait déjà consacré un livre en 2002 à ce sujet L’économie hydrogène.
- L’utilisation de la technologie d’internet pour transformer le réseau électrique de tous les continents en inter-réseau de partage de l’énergie fonctionnant exactement comme internet (quand des millions d’immeubles produisent localement, sur site, une petite quantité d’énergie, ils peuvent vendre leurs excédents au réseau et partager de l’électricité avec leurs voisins continentaux). Rifkin critique ici vivement la stratégie des acteurs de l’électricité, qui imaginent trop souvent un réseau intelligent du futur centralisé, plutôt que distribué. C’est l’inverse que nous devons faire, explique le prospectiviste. L’énergie distribuée permettrait notamment de nous faire faire un bond en avant dans le taux d’efficacité de production et de transmission électrique, qui demeure très bas depuis les années 60. Une grande part de l’énergie que nous produisons étant dépensée durant son acheminement même.
- Le changement de moyens de transport par le passage aux véhicules électriques branchables ou à pile à combustible, capables d’acheter et de vendre de l’électricité sur un réseau électrique interactif continental intelligent.
Cette transition, selon Rifkin, porte en elle l’opportunité d’un nouveau développement économique.
Limites et critiques
Bien sûr, les critiques ne manqueront pas de se déchaîner contre cette vision parfois un peu rapide, pas si simple à organiser ou qui paraîtront à beaucoup irréaliste. On connaît les débats, dont il est difficile de démêler les arguments, sur la possibilité ou l’impossibilité de remplacer notre production électrique actuelle par des alternatives renouvelables, sur nos difficultés à stocker de l’énergie, sur les limites d’un futur des transports tout électrique…
Aux chiffres avancés par Rifkin, d’autres avanceront d’autres chiffres. Bien sûr. Les décroissants le taxeront de croissantiste (ce qu’il reconnaît être). Les tenants du nucléaire et du pétrole, d’affabulateur (“Ces dernières années, les grands groupes pétroliers ont largement consacré leurs efforts à un seul objectif : semer le doute et le scepticisme dans l’opinion publique sur le changement climatique. Dans la brève période 2009-2010, les secteurs du pétrole, du charbon et de la distribution d’électricité ont dépensé 500 millions de dollars en lobbyisme pour empêcher le vote d’une législation sur le réchauffement de la planète.”).
Le modèle de l’internet distribué et coopératif qu’il tente d’appliquer à l’énergie et au fonctionnement économique tout entier n’est pas lui-même aussi distribué et coopératif qu’il le dessine. A ce jour, l’internet demeure une innovation largement récupérée par la centralisation et la compétition, qui porte, dans son infrastructure même, un modèle bien peu efficace énergétiquement.
Mais l’essentiel n’est certainement pas là en fait.
Malgré toutes les critiques qu’on peut faire à ce plan, Rifkin propose un récit puissant, capable de raconter l’histoire d’une nouvelle révolution économique et d’expliquer comment toutes ces initiatives technologiques et commerciales apparemment aléatoires pourraient s’inscrire dans un vaste plan stratégique. Rifkin propose bien un plan de développement économique qui fera naître des milliers d’entreprises distribuées et pas seulement un plan de dépenses publiques. Il propose un avenir, quand les crises actuelles (économiques, écologiques, sociales…) et les perspectives d’avenir de notre économie fossile n’en proposent plus aucun, autre qu’une crise qui s’annonce plus grave encore que celle que l’on connaît. La force de Rifkin est de proposer une vision, là où les autres n’en ont plus, là où la crise les détruit toutes. Et c’est en cela que la perspective qu’il dessine est stimulante : il nous propose un avenir, un avenir où les écosystèmes doivent succéder au marché, où la distribution et la coopération doivent supplanter la centralisation et la compétition. Comment peut-on ne pas désirer y adhérer ?
La collaboration plutôt que la compétition, la cocréation plutôt que le caporalisme
Pour Rifkin, notre avenir repose sur la coopération et la cocréation. Et c’est cette vision-là, trop rapidement esquissée dans le livre, que nous pouvons avoir envie de développer. Rifkin nous invite à faire de l’innovation sociale partout, à développer la participation effective de chacun à cet avenir. A refuser la centralisation.
Il repousse ainsi les projets de réseaux intelligents centralisés, comme le développent les grands acteurs de l’électricité – mais sa critique pourrait certainement s’étendre aux projets du même type que l’on peut avoir pour l’avenir de la ville, des transports, etc.
Notre avenir repose sur des réseaux intelligents distribués. L’électricité ne doit pas aller du producteur aux consommateurs, mais de tous à chacun, comme les mailles d’un réseau pair à pair.
Image : Une fleur solaire, un robot solaire photographié dans les environs de Rio par Trey Ratcliff.
“La relation antagonique entre vendeurs et acheteurs cède la place à une relation coopérative entre fournisseurs et usagers. L’intérêt personnel est subsumé par l’intérêt commun. La propriété intellectuelle de l’information est éclipsée par un nouvel accent sur l’ouverture et la confiance collective. Si l’on préfère aujourd’hui la transparence au secret, c’est pour une raison simple : quand on accroît la valeur du réseau, on ne s’appauvrit pas personnellement ; on enrichit tout le monde, car les acquis de tous sont des nœuds égaux dans l’effort commun. (…) Par conséquent, l’accès aux vastes réseaux mondiaux devient une valeur aussi importante que les droits de propriété privée aux XIXe et XXe siècles.”
Cela n’est pas sans conséquence, bien sûr. Nous avons à réaffirmer le rôle de nouveaux biens communs, insiste Rifkin. “Nos idées sur la propriété sont si indissociables des notions traditionnelles de possession et d’exclusion qu’on a du mal à imaginer qu’il existait un droit de propriété plus ancien dont les gens ont joui pendant des siècles : le droit d’accéder à une propriété détenue en commun – par exemple celui de naviguer sur un fleuve, de fourrager dans une forêt locale, de marcher sur un sentier de campagne, de pêcher dans un cours d’eau voisin et de se réunir sur la place publique. Cette idée plus ancienne de la propriété comme droit d’accès et d’inclusion a été progressivement marginalisée à l’époque moderne, où les relations de marché ont dominé la vie et où la propriété privée a été définie comme « la mesure de l’homme ». (…) Lorsqu’une grande partie de la vie économique et sociale se déroule dans des communaux en source ouverte, la propriété intellectuelle devient, à toutes fins pratiques, une convention démodée qui ne sert à rien.”
C’est notre modèle de société que nous devons changer
Au-delà de la transition économique et énergétique qu’il propose, le propos de Rifkin est éminemment politique. Pour lui, il nous faut réformer nos structures et nos modes de pensée. Ce n’est pas tant un défi économique que nous devons réussir, qu’une transition civilisationnelle. Nous devons passer d’une société centralisée à une société collaborative. Changer de régime énergétique suppose de changer la structure même de l’organisation politique et sociale de nos sociétés.
Sans le dire aussi clairement (ce sera peut-être le sujet de son prochain livre ?), Rifkin distille l’idée qu’il nous faut changer les formes de représentation et de participation des citoyens. A le lire, on a plutôt envie de nourrir la vision que nous propose Rifkin, en exemples stimulants qui reposent sur la coopération et la cocréation de notre futur, plutôt que sur le fait d’attendre des solutions venues d’en haut.
Le plus grand défi de la vision de Rifkin, n’est pas que la société ne la partage pas, n’est pas de ne pas obtenir un large consensus sur les objectifs et les finalités de sa vision, mais que nos représentants politiques et économiques ne cessent de s’en défendre au nom de leurs intérêts. Et c’est finalement ce qu’il raconte en évoquant, longuement, ses discussions avec les grands de ce monde et ses difficultés à convaincre certains de nos gouvernants de changer de modèle. Or passer de la centralité qui leur profite à une répartition plus “latérale”, déportée, acentrée… est une perspective qui n’enchante pas tous les dirigeants de ce monde, tant s’en faut. Comme il le souligne longuement : “ceux qui se sont nourris au robinet de l’énergie fossile” sont prédisposés à fonctionner de manière centralisée. “Si l’ère industrielle mettait l’accent sur les valeurs de discipline et de travail acharné, l’autorité hiérarchique, l’importance du capital financier, les mécanismes du marché et les rapports de propriété privée, l’ère coopérative privilégie le jeu créatif, l’interactivité pair-à-pair, le capital social, la participation à des communaux ouverts et l’accès à des réseaux mondiaux.” Autant dire qu’il y a un monde pour passer de l’un à l’autre.
D’ailleurs, ce qui surprendra certainement le plus un lecteur français de ce livre, c’est l’absence de nos représentants politiques et industriels de ce débat. Alors que Rifkin dresse une apologie de l’Europe, le seul français évoqué dans les 300 pages de l’essai de Rifkin est Claude Lenglet, qui était directeur de recherche pour les programmes européens de Bouygues immobilier, et qui a visiblement depuis quitté la société. Où sont les dirigeants d’EDF ? De Renault ? De Total ? De France Télécom ? … Où sont les hommes politiques français ? Au contraire des Allemands, aucun n’était représenté aux tours de tables des grands de ce monde qu’évoque Rifkin. Aucun n’a adhéré à la Troisième révolution industrielle proposée par Rifkin. Pourquoi ?
Comme il le dit lui-même, très sobrement, dans une interview au Figaro : “La France est un pays centralisé. Cet atout du passé se retourne contre elle au moment d’aborder la troisième révolution industrielle : il lui faut passer au modèle collaboratif nécessaire pour réussir la transition. L’Allemagne est beaucoup mieux outillée : c’est un pays décentralisé, une fédération de régions. Ce serait paradoxal que la France, qui a créé l’échelle pertinente pour la troisième révolution industrielle, à savoir l’Union européenne, échoue. Mais un basculement de la réflexion politique est nécessaire.”
Une évolution d’autant plus difficile si on regarde de plus près le “côté burlesque dans l’infâme système du « tourniquet », où cadres supérieurs des entreprises privées de l’énergie et hauts fonctionnaires de l’État changent de chapeau et de bureau dans une sorte de tourbillon”, ironise Rifkin. L’avenir n’est plus tant à la compétition, au caporalisme d’Etat qu’à la collaboration et à la cocréation. Il y défend une “”, c’est-à-dire une société où le pouvoir est partagé entre tous ses membres et pas au seulement au profit de quelques-uns.
Bien sûr, Rifkin va peut-être un peu loin quand il évoque, un peu béatement, l’empathie (qui était le thème de son précédent livre Une nouvelle conscience pour un monde en crise). Il a quelques envolées lyriques un peu faciles sur l’amour que nous avons à nous porter les uns les autres. Comme si d’un coup la société latérale allait tous nous jeter dans les bras les uns des autres dans un vaste élan de générosité désintéressée.
“La lutte entre les vieux intérêts du pouvoir hiérarchique de la deuxième révolution industrielle et les intérêts naissants du pouvoir latéral de la troisième crée un nouveau clivage politique, reflet des forces rivales qui se disputent la maîtrise de l’économie. Un nouveau récit s’écrit sous nos yeux, et, lorsque nous pénétrerons plus avant dans l’ère nouvelle, il va refondre l’idée même que nous nous faisons de la politique”, avance le prospectiviste en opposant “les personnes et institutions qui pensent en termes de hiérarchie, de barrières et de propriété, et celles qui pensent en termes de latéralité, de transparence et d’ouverture.”
La pensée organisationnelle et hiérarchique n’est pas adaptée à la transformation nécessaire. C’est pour cela qu’elle échoue depuis plusieurs années à apporter des solutions aux crises que nous vivons et à celles qui s’annoncent.
Cela signifie que ce futur, c’est à nous tous de le défendre, de le porter. Sortir d’une position de consommateur et de spectateur de la politique, pour aller vers une position d’acteur. Et Rifkin a raison, l’internet nous en donne certainement les moyens, mais il ne se suffit pas.
Nous avons à nouveau un futur, mais, à en voir les déclarations des candidats a l’élection présidentielle, personne pour le défendre. Personne, parce que ce futur remet en cause la raison même de leur candidature. Ce futur ne cherche pas tant un président figure tutélaire du fonctionnement hiérarchique de notre société, qu’une organisation plus latérale, où toute action publique serait enfin plus partagée, pour être mieux portée et plus acceptée par la société tout entière. Rifkin nous redonne bel et bien un futur, mais un futur qui, comme tous les futurs, nécessite une révolution des mentalités pour devenir un projet de société.
Hubert Guillaud
écologie, économie, énergie, innovation sociale, politique, politiques publiques, prospective