Le jour où mon robot m’aimera, Vers l’empathie artificielle, Serge Tisseron
04/01/2017
Ecrit par Jean-François Vernay 24.10.15 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Albin Michel
Le jour où mon robot m’aimera, Vers l’empathie artificielle, septembre 2015, 208 pages, 16 €
Ecrivain(s): Serge Tisseron Edition: Albin Michel
Les hommes sont des machines désirantes, on le sait, notamment depuis Deleuze et Guattari. Les machines, quant à elles, sont modelées sur les désirs humains. On le sait moins, mais les plus curieux auront l’occasion de le découvrir à la lecture du dernier Tisseron, Le jour où mon robot m’aimera. A l’heure où les expositions sur les robots fleurissent un peu partout en France (à Paris, Lyon, Pau, etc.), d’aucuns s’interrogent sur la frontière, entre l’homme et la machine, le vivant et l’artificiel, frontière que les technologies de pointe ont rendue de plus en plus poreuse.
Les industriels, les artistes et les réalisateurs d’une inventivité débordante forcent le trait du rapprochement entre les deux espèces. Her de Spike Jonze imagine la relation sentimentale entre Theodore Twombly et Samantha, la voix féminine d’une intelligence artificielle ; le PDG du groupe Softbank déclare triomphalement lors du lancement de leur robot dernier cri baptisé Pepper : « Pour la première fois dans l’histoire de la robotique, nous présentons un robot avec un cœur » (p.11).
Le cultissime Isaac Asimov énonce dans Runaround (1942) trois lois garantes d’une parfaite cohabitation entre les humains et les robots :
1/ Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, en restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger.
2/ Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi.
3/ Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi (1).
La course est engagée et l’intelligence artificielle gagne du terrain. Si elle n’est pas encore en mesure de façonner la conscience de soi ou la subjectivité, a-t-elle déjà créé l’empathie artificielle ? Peut-on même qualifier l’empathie d’artificielle ?
Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, soutient que l’empathie « implique aussi une dimension de réciprocité : j’accepte que l’autre se mette à ma place, ce qui suppose que je lui fait confiance. Et j’accepte qu’il m’éclaire sur des aspects de moi-même que j’ignore » (2). Mutatis mutandis, on pourrait reprendre cette notion de réciprocité ainsi : « J’accepte que le robot ou le personnage de roman se mette à ma place, ce qui suppose que je lui fais confiance. Et j’accepte qu’il m’éclaire sur des aspects de moi-même que j’ignore ». On le voit bien, la formulation de la première partie de la proposition conduit à une aporie, car comment penser qu’un objet dénué de subjectivité (dans le cas du robot) ou même d’existence (tel un personnage de fiction) puisse se mettre à ma place ?
La définition de l’empathie qui divise les chercheurs de tous bords est quelque peu problématique pour deux raisons essentielles, me semble-t-il. D’une part, la frontière entre cette émotion et d’autres notions comme la compassion, la théorie de l’esprit, l’adoption du point de vue d’autrui, ainsi que la contagion émotionnelle, est très ténue. D’autre part, chaque discipline envisage et circonscrit l’empathie à travers son propre prisme, ce qui conduit à une pluralité d’acceptions au sein desquelles chaque discipline met l’accent sur ses propres enjeux.
Véritable « feuilleté de concepts » selon la formule de Serge Tisseron (p.23), l’empathie se déclinerait en aspects, degrés, voire en stades et fonctionnerait donc selon deux processus cognitifs de base que Monique Desault prend soin de rappeler dans sa thèse : la résonance émotionnelle qui repose sur le mécanisme des neurones miroirs, alias les « neurones empathiques », découverts par l’équipe de Giacomo Rizzolatti dans les années 1990 ; puis « l’inférence émotionnelle qui permet de se représenter l’émotion d’autrui en mobilisant une capacité à se représenter comme distinct de l’autre » (3). Au cœur de la relation intersubjective, la capacité d’empathie, variable d’un individu à l’autre, oscillerait entre confirmation de soi dans l’autre et confrontation de l’autre à soi.
Dans le premier chapitre, Serge Tisseron distingue quant à lui « l’empathie directe » (nantie de trois composantes : l’empathie émotionnelle plus connue sous le nom de contagion émotionnelle, l’empathie cognitive et la capacité de changer de perspective émotionnelle) de « l’empathie morale ». Elle « correspond à la décision de nous orienter vers une utilisation de notre empathie émotionnelle et cognitive dans celui d’un bien vivre-ensemble plutôt que dans celui d’une manipulation permanente de notre entourage » (p.33). Surnommée empathie de l’altruisme, cette émotion se compose de trois éléments qui doivent tous opérer sur le mode de la réciprocité : « l’estime de soi », « la faculté que je m’accorde d’aimer et d’être aimé » et « l’ensemble des droits citoyens » (p.33-4).
La générosité va donc physiologiquement et neurobiologiquement de soi puisque, à en croire les scientifiques, elle solliciterait les mêmes aires du cerveau que le plaisir. Non seulement les comportements sociaux altruistes sont récompensés par une sensation hédonique, mais ils sont par ailleurs orientés puisque la stratégie évolutionniste du donnant-donnant privilégierait la solidarité mutuelle grâce à l’empathie morale. Si toutefois l’intelligence artificielle parvenait à recréer l’empathie telle qu’elle est éprouvée par les humains, les robots seraient-ils tous portés à l’altruisme ? A ce moment-là, pourquoi les récits et films de science-fiction en font-ils des machines rebelles et tueuses ? S’agit-il du fameux « complexe de Frankenstein » (4) identifié par Asimov ? Ou est-ce parce que l’impact positif de l’empathie sur l’environnement social est tributaire de l’utilisation qui est en faite ? En effet, bipolarité oblige (bienveillance/malveillance), l’empathie pourrait être récupérée à des fins moins vertueuses telle la manipulation : « ces machines conçues pour être capables de s’adapter au moindre de nos désirs auront des pouvoirs de séduction, et donc de manipulation, sans précédent » (p.13)
Les recherches qui explorent l’empathie homme-machine vont bon train et « portent sur trois domaines : mieux comprendre les émotions humaines, fabriquer les robots mieux acceptés par la majorité de la population, et, dans certaines circonstances, réduire la complexité des échanges de façon à les adapter aux handicaps de leurs interlocuteurs » (p.17), à l’instar du robot MOTI pour les enfants qui souffrent d’autisme. C’est parce que certains soldats développent une forme d’attachement pour leur robot que Serge Tisseron associe cette dernière à des occurrences d’empathie homme-machine et prépare « un test d’empathie mesurant ce risque d’attachement et ses conséquences » (p.44). Il en découle que toute dynamique psychoaffective d’attachement, besoin social primaire évident, sous-tendrait automatiquement au préalable un processus d’empathie. Au fil des chapitres, l’auteur finit par mettre habilement le doigt sur le nœud du problème qui se pose. Ce dernier est « moins celui de savoir si le robot aura un jour une “vraie intelligence” ou des “vraies émotions” que celui de comprendre pourquoi nous serons si facilement enclins à lui en attribuer. L’une des réponses se trouve à mon avis dans le caractère difficile et décevant, pour beaucoup d’entre nous, des relations avec nos semblables » (p.65).
Et de toute évidence, « le risque est que l’homme finisse par attendre de ses semblables qu’ils se comportent comme des robots » (p.71). L’autre dérive serait la tendance de l’homme à anthropomorphiser sa relation aux robots, surtout s’ils sont « appelés à devenir des partenaires de vie » (p.119). C’est un peu ce que fait l’auteur de ce livre lorsqu’il décline les quatre fonctions des robots. Serge Tisseron n’emploie pas des mots neutres comme les fonctions de servitude, de repère, de complicité et de partenariat, il parle de fonctions d’esclave, de témoin, de complice et de partenaire ! Serait-ce une manifestation de « Cet obscur désir qui nous attache aux objets » ? Ces fonctions correspondraient trait pour trait aux quatre désirs fondamentaux chez l’être humain (emprise, réciprocité, autonomie et servitude) illustrés par un diagramme synoptique (p.119), fonctions qui « rendent également compte des rôles que nous pouvons vouloir imposer à nos semblables » (p.120). Ces fonctions s’observent davantage au singulier (isolées) qu’au pluriel (combinées) car « Les objets qui nous entourent aujourd’hui ont peu de plasticité dans les changements possibles de rôles » (p.129), mais nous pouvons compter sur la culture numérique pour faire le lit des objets multifonctions, pour ne pas dire multi-identitaires.
« La fascination que les robots exercent sur nous trouve son origine dans notre désir de réunir trois domaines que l’homme a toujours été obligé d’aborder et de résoudre séparément : communiquer en utilisant ses cinq sens et les interfaces mimo-gestuelles dont la nature l’a pourvu ; contrôler totalement un objet au point de lui confier tout ou partie de lui-même en toute sécurité ; et voir devant lui les personnages qui peuplent son monde intérieur. Avant le développement des technologies numériques, ces trois désirs étaient satisfaits dans trois domaines distincts. […] Or ce sont ces trois domaines, et les désirs qui y sont associés, que les robots vont réunir sur eux » (p.179-80). La nouvelle mutation est en marche : « Les robots seront en effet à la fois et inséparablement un alter ego, un simple objet et une image » (p.182).
Le slogan du projet Feelix-croissance « Emotional robot has empathy n’est pas seulement un mensonge », nous dit-on en guise de conclusion, « c’est un poison qui pousse à la confusion entre l’homme et la machine, et qui risque de nous faire oublier qu’un robot “empathique” pourra être en même temps un espion invisible et permanent de tous les faits et gestes de son propriétaire » (p.161).
Big brother is watching you ! La réalité est en passe de dépasser la fiction dystopique et ce n’est sans doute qu’une question de temps. Autant faire preuve d’anticipation, mais pas dans l’écriture cette fois-ci.
Jean-François Vernay
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A propos de l'écrivain
Serge Tisseron
Serge Tisseron est né à valence le 8 mars 1948. Il est psychiatre, docteur en psychologie et psychanalyste, chercheur associé habilité à diriger des recherches (HDR) au Centre de Recherche Psychanalyse Médecine et Société à l’université Paris VII Denis Diderot.
A propos du rédacteur
Jean-François Vernay
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Essayiste et chercheur en littérature, Jean-François Vernay est notamment l’auteur de Panorama du roman australien des origines à nos jours (Paris, Hermann, 2009) qui paraîtra en 2016 en Australie dans une édition revue et augmentée sous le titre de A Brief Take on the Australian Novel. Son dernier livre documentaire Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature (Paris, éditions Complicités, 2013) est aussi en cours de traduction.
Dignité humaine
https://fr.wikipedia.org/wiki/Dignit%C3%A9
John Rawls considérait ainsi qu'on ne pouvait fonder une théorie de la justice sur la notion abstraite de dignité, qui requiert d'être définie par des principes déterminés11
La dignité, telle que conceptualisée par Kant dans la Critique de la raison pratique, est accordée à tout Homme en tant qu'être raisonnable. On cite souvent à cet égard la maxime kantienne de traiter toujours autrui comme fin et non simplement comme moyen9, qui selon Schulman influence par exemple la notion de consentement éclairé. Toutefois, la dignité kantienne se rapproche du stoïcisme en ce qu'elle est exclusivement la capacité d'agir moralement en dehors de déterminations empiriques, et sensibles, de la volonté. C'est pour Kant le devoir moral (l'impératif catégorique) d'agir librement, y compris et surtout contre les inclinations du désir et de la chair. La dignité kantienne se distingue donc fortement du respect de la vie en tant que vie sensible et souffrante : elle est au contraire respect de la liberté humaine, c'est-à-dire de l'Homme en tant qu'être suprasensible.