Télérama 8/6 - La société civile peut-elle porter un projet planétaire ? (08/06/2009)


RÉINVENTER…
LE POLITIQUE

Le 8 juin 2009 à 14h00

Tags : spécial innovation politique débat

LE MONDE BOUGE - Dominique Reynié, professeur à Sciences-Po, voit dans la dynamique collective un salut possible pour l'humanité.


- Illustration : Laurent Bazart

Une Fondation pour l'innovation politique ? C'est l'UMP qui en a eu l'idée. Créé en 2004 par Jérôme Monod, conseiller de Jacques Chirac, ce think tank est aujourd'hui indépendant. Son nouveau directeur général, Dominique Reynié, professeur à l'Institut politique de Paris, spécialiste des transformations politiques et des études d'opinion, entend élargir son champ d'études : le politique, dit-il, ne peut se concevoir sans y intégrer les mutations technologiques, sociales, environnementales.

Quelles sont les ambitions de la Fondation pour l'innovation politique ?
Beaucoup de choses se recomposent actuellement, et si l'on n'essaie pas d'appréhender de façon philosophique, politique, juridique, sociale, ces phénomènes nouveaux, on risque de se laisser dominer par les innovations technologiques qui ont aussi leurs propres logiques. On se retrouverait dans des sociétés qui seraient le résultat de ces innovations sans que ces dernières aient été pensées. Nous avons resserré nos études sur la société civile européenne, la société émergente en France et l'enregistrement des comportements sociaux inédits. Ce qui nous intéresse, c'est la condition commune et le fait qu'il y ait ici ou là des expériences significatives. Qu'elles soient encourageantes ou inquiétantes.

“La taxe Tobin, cette idée d'un impôt planétaire
pour financer la justice ou le développement,
est un exemple parfait d'innovation politique.”

Qui sont les nouveaux acteurs que vous voulez identifier ?
Nous nous intéressons à la façon dont une société civile est en mesure ou pas de déterminer un ordre politique. Il nous faut donc identifier ce qui déroge à la tradition, au choix historique français (depuis la Révolution) d'instituer une société à partir de l'Etat. La société civile a sa propre dynamique, et sa part d'autonomie est en train de produire quelque chose que l'Etat n'avait pas prévu, y compris à l'échelle de l'Europe. Il y a en Europe une densité sociale qu'on ne soupçonne pas quand on l'observe simplement au niveau de l'Union et des institutions de régulation communautaire, ces machines assez froides et élitistes qui composent un Meccano complexe. La sociabilité européenne s'invente à toute vitesse et engendre quelque chose à quoi les organisations politiques n'avaient pas songé.

La crise économique a-t-elle produit de nouvelles analyses, des façons novatrices de penser la politique ?
Malgré les dramatiques conséquences qu'elle engendre, cette crise a des effets bénéfiques : un dégel s'amorce. Ça a un côté catastrophique, car les repères s'effondrent, mais, d'une certaine façon, l'histoire nous rend service. La crise contribue à accélérer les processus, ce qui nous permettra, collectivement, de nous adapter plus vite que nous ne le ferions sans elle. Les pays qui avaient historiquement inventé la règle économique, et qui en ont eu le monopole, sont aujourd'hui désemparés de voir que tout le monde s'y est mis. Si l'on prend l'exemple des délocalisations, c'est un drame évident, parce que les emplois partent. La redistribution de la richesse au plan planétaire est donc un drame pour nous. Mais simultanément, des centaines de milliers de personnes dans le monde sont sorties de l'extrême pauvreté. La croissance est à un tournant : ou elle nous propulsera vers la catastrophe écologique, ou elle sera fondée sur des principes totalement différents de ceux d'hier et d'aujourd'hui. Elle peut recréer le monde.

Une croissance innovante ?
Oui. Il faut peut-être croire la Chine quand elle affirme qu'avant trente ans elle mettra en circulation des voitures qui ne pollueront pas du tout, parce qu'elle ne pourra pas avoir des voitures comme celles d'aujourd'hui. On peut se rééquiper entièrement, avec de nouvelles règles environnementales, de nouveaux matériaux. On va souffrir, car il faut défaire ce qui existe et le recomposer différemment. L'Occident n'aura plus le rôle qu'il a joué dans l'histoire.

“La gauche reste rivée à l'idée d'un humanisme
impossible sans l'Etat. C'est un grand ratage...”

D'un point de vue politique, il n'y a pas vraiment d'innovation : cela ne se traduit souvent que par la création de nouveaux partis nés des anciens...
Je suis frappé de voir à quel point une bonne partie de la gauche n'a pas compris l'époque. Quand on regarde son parcours historique, elle a développé la théorie très cohérente d'une société sans Etat et d'un individu émancipé. Or, aujourd'hui, son discours dominant est le suivant : s'il n'y a pas l'Etat, on est morts, et il faut faire attention à l'individualisation de la société. Il semble qu'un verrou l'empêche de penser la justice sociale en s'appuyant sur la société civile avec ce que celle-ci peut créer comme richesses et représenter comme système de solidarité. La France est extrêmement active dans le domaine de l'engagement associatif. Or la gauche reste rivée à l'idée d'un humanisme impossible sans l'Etat. C'est un grand ratage... La gauche suédoise, elle, a privatisé la fonction publique. Et a redéfini les statuts privé/public en permettant de passer de l'un à l'autre. Le discours centré sur l'Etat risque d'aboutir, au niveau européen, à une volonté de réappropriation de la nation dans laquelle l'Etat garderait sa dimension traditionnelle. La notion d'altermondialisme, ce n'est pas la gauche traditionnelle qui l'a pensée. La taxe Tobin, cette idée d'un impôt planétaire pour financer la justice ou le développement, est un exemple parfait d'innovation politique. Je suis convaincu que c'est une idée pertinente, venue de milieux plutôt minoritaires. Mais elle n'a pas été relayée par les partis institutionnels. Dans une période récente, Bill Clinton, Tony Blair, Gerhard Schröder et Lionel Jospin étaient au pouvoir ensemble, et il ne s'est rien passé.

Selon vous, la droite a-t-elle eu un discours plus novateur ?
Je ne pense pas que la droite ait la maîtrise de ces concepts. Mais par tradition, par culture, elle est plus à l'aise avec le monde de l'entreprise.

Cela a toujours été le cas...
Oui, mais, du coup, elle est plus en prise avec ce qui palpite dans la société. Du moins, une partie de la droite, et à certains moments. Ce qui n'empêche pas les déficits publics d'augmenter quand elle gouverne. Elle aussi a beaucoup recours à la gestion par l'Etat.

La véritable innovation résiderait-elle dans une nouvelle utopie ?
Je me méfie du mot « utopie » en politique. Dans son livre La Fin de l'histoire et le dernier homme, paru au seuil des années 1990 en France, Francis Fukuyama développait la thèse selon laquelle nous sommes arrivés à un moment où nous ne sommes plus en mesure de définir un horizon désiré, préférable à la situation d'aujourd'hui. Le problème c'est de déterminer, à l'échelle de la planète, le modèle que l'on peut se donner comme horizon, qui soit différent de celui que nous avons aujourd'hui. La grande innovation serait de conceptualiser un nouvel horizon.

“L’élection d’Obama prouve que l'on est
dans un monde où l'on peut encore inventer,
avec des valeurs qui nous sont chères.”

La victoire de Barack Obama à la présidence du pays le plus puissant du monde n'est-elle pas en mesure de dessiner un nouvel horizon ?
C'est la première belle histoire planétaire depuis la globalisation. Obama parvient à convaincre que l'on ne va pas nécessairement vers des lendemains terribles. Et son élection prouve que l'on est dans un monde où l'on peut encore inventer, avec des valeurs qui nous sont chères. Il a la possibilité de peser sur l'histoire, pari aussi passionnant que le développement de l'économie durable, qui est un enjeu lié à la conscience planétaire. Personne ne pourra rien faire dans son coin contre le réchauffement climatique : ce sera planétaire ou rien. La question est de savoir si l'on en est capable collectivement.

Les élections européennes risquent de mettre encore une fois en évidence le peu d'enthousiasme qu'elles inspirent. Comment innover pour y remédier ?
Les Européens sont très attachés à l'Europe, contrairement à ce que pourrait laisser penser l'euroscepticisme latent. Ils ne sont pas forcément attachés à l'idéal fédéraliste, mais la globalisation les européanise. Et les grands défis, comme la santé, les responsabilisent en tant qu'Européens. Alors, ou il y a une réponse à ces véritables demandes européennes, avec la construction d'une vraie puissance publique, ou on laissera passer la chance. Et alors les sirènes nationalistes se feront entendre. .

Adresse internet : www.fondapol.org

Propos recueillis par Gilles Heuré
Télérama n° 3099

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