Rencontres de Pétrarque - Dominique Schnapper « En qui peut-on avoir confiance ? » (20/07/2010)
Source :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/07/14/en-qui-peu...
http://www.politique-actu.com/debat/dominique-schnapper/1...
Interviews :
http://publi.franceculture.com/2010-07-16-25emes-rencontr...
Ce texte est extrait de "la leçon inaugurale" que prononcera Dominique Schnapper, lundi 19 juillet, à Montpellier, lors de l'ouverture des Rencontres de Pétrarque, organisées par France Culture et Le Monde dans le cadre du Festival de Radio France.
Ni les pratiques de la vie économique ni la légitimité du politique, c'est-à-dire de l'ordre social, ne pourraient se maintenir s'il n'existait pas un minimum de confiance entre les hommes et si ces derniers n'avaient pas un minimum de confiance dans les institutions.
C'est sur l'établissement de la confiance (outrust en anglais) entre le peuple et l'autorité politique que le philosophe anglais John Locke(1632-1704) faisait reposer le passage de l'état de nature à la société civile. Les rois, les ministres et les assemblées élues n'étaient, pour lui comme pour nous, que les dépositaires de la confiance provisoire que leur avait accordée le peuple. La démocratie, comme l'économie de marché, repose sur la confiance à l'intérieur comme à l'extérieur.
Nous sommes là dans l'idée abstraite de la société démocratique. Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Nous serions à l'âge de la "société de défiance généralisée". Et les indicateurs en ce sens ne manquent pas.
Si la confiance semble souvent faire défaut, son érosion est révélatrice de l'une des tensions majeures de l'ordre d'une démocratie, la nôtre, qui est devenue, selon le mot que j'emprunte à Montesquieu, "extrême".
D'un côté, l'individu démocratique, source de la légitimité politique parce qu'il est citoyen, accepte mal de respecter les institutions en tant que telles, il admet difficilement qu'elles doivent être respectées parce qu'elles nous ont été transmises par les générations précédentes. Il admet difficilement que le respect des procédures légales donne leur légitimité aux institutions et aux décisions politiques. L'Homo democraticus entend soumettre les unes et les autres à sa critique. Il se donne le droit de manifester son authenticité et sa personnalité irréductibles à toute autre, donc à tout juger par lui-même. L'argument de la tradition ou de la légalité n'est plus considéré comme légitime.
Les sociologues observent, selon le titre d'un livre de François Dubet, Le Déclin de l'institution (Seuil, 2002), c'est-à-dire de toute institution. Mais, en même temps - c'est la source de cette tension -, le progrès technico-scientifique est si rapide et si brillant qu'il conduit même les savants les plus respectés à être de plus en plus spécialisés. En sorte que l'individu démocratique doit, plus que jamais, s'en remettre à la compétence des autres. Plus que jamais, alors que nous n'accordons pas spontanément d'autorité aux institutions, nous sommes obligés de croire ce que disent les autres, ceux qui savent ou sont censés savoir, et de faire confiance à leur compétence, baptisée dans un terme emprunté à l'anglais "expertise".
Déjà, Tocqueville l'avait pressenti et écrivait dans la seconde partie de la Démocratie en Amérique(1840) : "Il n'y a pas de si grand philosophe qui ne croie un million de choses sur la foi d'autrui et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu'il n'en établit (...) il faut donc toujours, quoi qu'il arrive, que l'autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place est variable mais elle a nécessairement sa place."
Près de deux siècles après, cette analyse reste lumineuse. L'homme démocratique veut soumettre toute vérité et toute décision à sa critique, mais, en même temps, il est condamné à croire non plus "un", mais plusieurs "millions de choses sur la foi d'autrui". Notre autonomie intellectuelle n'a jamais été aussi affirmée, mais, en même temps, nos jugements reposent de plus en plus sur la confiance que nous sommes contraints d'accorder à autrui.
Il ne s'agit pas seulement de la recherche scientifique et de sa spécialisation accrue. Le progrès scientifico-technique rend l'organisation de la vie quotidienne rapidement obsolète et dépasse les capacités de compréhension de la majorité d'entre nous. Le développement de la démocratie providentielle est une autre source de complexité, elle multiplie les catégories et les dispositions législatives et administratives pour tenir compte des cas individuels et des circonstances particulières.
En sorte que nous dépendons plus que jamais étroitement des autres - de ceux qui maîtrisent la technique de nos ordinateurs et de notre déclaration fiscale, de ceux qui peuvent préciser nos droits à obtenir des aides ou des subventions, de ceux qui ont un avis fondé sur l'évolution du climat et sur le destin de la planète ; alors que nous ne cessons d'affirmer notre irréductible individualité et notre droit absolu à l'autonomie intellectuelle.
Contradiction à n'en pas douter. Ou dissonance cognitive pour parler dans les termes de nos savants psychologues sociaux.
Cette tension de l'ordre démocratique permet de comprendre pourquoi, s'agissant du politique, la position du citoyen respectueux des institutions démocratiques légitimes, mais critique - le citoyen est, par définition, critique - reste aussi difficile à maintenir. Nous risquons de céder au plaisir intellectuel de la dénonciation radicale, au nom de notre droit à juger absolument, facile à exercer dans les sociétés libres et souvent rentables dans le monde des intellectuels. La critique raisonnée et raisonnable, qui implique nécessairement la critique de la critique, définit pourtant le citoyen qui soumet librement les décisions prises par son gouvernement à l'épreuve de la raison.
Cela est d'autant plus difficile que la transparence de la vie publique est une exigence démocratique, puisque les gouvernants doivent rester sous le contrôle des citoyens. Or la transparence accrue de la vie politique a son effet pervers, elle a affaibli le caractère sacré du pouvoir qu'entretenait le secret qui entourait le monarque. La transparence, qu'il s'agisse des politiques ou même des grands entrepreneurs ou des grands commis de l'Etat, nourrit plus la méfiance que la confiance. Tous les êtres humains sont faillibles. Il n'est pas sûr qu'en les connaissant mieux on leur fasse une plus grande confiance.
La seule voie qui soit conforme à la vocation de la connaissance scientifique et aux idéaux de la démocratie, la seule à laquelle nous puissions faire une confiance critique, c'est celle de la raison. Elle refuse le relativisme absolu et l'idée que tout se vaut. Elle affirme que la recherche patiente, modeste, fondée sur le travail et la réflexion, permet d'atteindre non pas une vérité transcendantale que nos sociétés laissent à la liberté de chacun, mais des vérités scientifiques, c'est-à-dire partielles et provisoires, qui relèvent du développement de la connaissance rationnelle.
Il existe bien une forme de vérité, celle qui naît de la recherche lente, prudente et cumulative qui finit par entraîner, par corrections successives, l'accord de la majorité des savants. Il est vrai que les combats ne sont jamais définitivement gagnés et que le créationnisme est encore parfois enseigné comme une option scientifique parmi d'autres, mais personne ne prétend plus que la Terre soit plate et immobile.
Plus modestement, les sociologues ont montré, par exemple, qu'il ne suffit pas de mettre en présence des populations différentes pour que les phénomènes d'exclusion et de stigmatisation de l'autre, justifiés par des arguments divers, raciaux, ethniques ou sociaux, s'évanouissent par miracle. Les médecins, de leur côté, ont éradiqué nombre de maladies qui décimaient la population au cours des siècles passés.
Dans tous les cas, la reconnaissance et l'explication de la source des erreurs commises devraient démontrer le sérieux de l'entreprise de connaissance. C'est bien parce que le Groupe d'information sur l'évolution du climat (GIEC) a reconnu avoir fait des erreurs, dont il a expliqué l'origine, qu'il devrait nous inspirer confiance. Les données scientifiques sont falsifiables ou ne sont pas scientifiques.
Dans la société démocratique, scientifique et technique, où la division du travail et la complexité de l'organisation sociale n'ont cessé de croître, chacun est plus que jamais objectivement tributaire de l'activité et des connaissances des autres. La dépendance qui nous unit, aux plus proches comme aux plus lointains, n'a cessé d'augmenter depuis que le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918), il y a plus d'un siècle, observait que l'existence de l'homme moderne tenait à cent liaisons, faute desquelles il ne pourrait pas plus continuer à exister que le"membre d'un corps organique qui serait isolé du circuit de la sève".
Jamais l'enchevêtrement des liens entre tous les individus créés par l'universalité des connaissances scientifiques et par l'argent, instrument des échanges économiques, n'a été aussi intense et n'a mis en relation autant de personnes par-delà toutes les frontières. Chacun est de fait condamné à faire confiance à la compétence des autres. Et l'on peut dire qu'en ce sens jamais la confiance n'a autant été au fondement de l'ordre social, national et international.
Mais cette dépendance est objective et abstraite. Si elle n'est pas soutenue par un minimum de confiance subjective, ne risque-t-elle pas de rester formelle ? Non seulement ces liens abstraits ont perdu la saveur et la signification des relations entre les personnes pour les remplacer par les seuls échanges entre des signes, mais le moyen risque toujours de devenir la fin de l'activité des hommes.
La confiance subjective ne suit pas la confiance objective. Les individus démocratiques, qui entendent exercer leur pleine autonomie intellectuelle et juger de tout par eux-mêmes, ne savent plus à qui faire confiance. Ils jugent que leur opinion vaut ce que vaut celle de tous les autres. Tout est opinion, observait déjà Tocqueville. En qui, en quoi avoir confiance ? La confiance subjective ne se décrète pas.
Dominique Schnapper, sociologue, membre du Conseil constitutionnel entre 2001 et 2010
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