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07/11/2009

Hommage à Claude Lévi-Strauss, le goût de l'Autre

Claude Lévi-Strauss nous a quitté le 30 octobre, à l’âge de 100 ans.

Dossier Télérama http://www.telerama.fr/livre/claude-levi-strauss-le-gout-...

Le 5 novembre 2009 à 18h00
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Tags : claude lévi-strauss anthropologie structuralisme

Claude et Dina Levi-Strauss dans leur campement - Photo : DR

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LE FIL LIVRES - Il aura passé sa vie à comprendre comment fonctionne l'esprit des hommes. Le célèbre anthropologue et ethnologue français Claude Lévi-Strauss est mort. Il avait 100 ans. Nous republions ici un article paru en mai 2008 dans “Télérama”, retraçant l'œuvre de cette figure de la pensée structuraliste.

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Il existe peu d'ouvrages de sciences humaines dont les premiers mots se sont imprimés dans la mémoire ­collective, à l'égal du « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » de Proust. Mais on en compte au moins un : Tristes Tropiques, et son fameux incipit, « Je hais les voyages et les explorateurs. »

Claude Lévi-Strauss a 47 ans quand paraît, en 1955, dans la collection Terre humaine que l'ethnographe et écrivain Jean Malaurie vient de créer chez Plon, ce livre qui, au sein de son ample bibliographie, demeure le plus célèbre et le plus ­accessible. Le plus personnel aussi, le plus subjectif qu'ait donné le grand anthropologue.

Un ouvrage tout ensemble scientifique et profondément méditatif, écrit quelque vingt ans après les expéditions qui l'ont nourri : le Brésil, São Paulo, l'Amazonie, les Indiens Caduveo et Bororo auprès de qui Lévi-Strauss, alors jeune ethnographe, a vécu à plusieurs reprises au cours des années 1935-1938.

Enthousiastes, les jurés du Goncourt songèrent à donner leur prix à Tristes Tropiques. Ils y renoncèrent finalement, mais la postérité et la notoriété du livre n'en ont pas pâti : c'est Tristes Tropiques qui a révélé Claude Lévi-Strauss au grand public, qui a posé les premiers jalons de la reconnaissance unanime de l'anthropologue comme une des figures majeures de la pensée au XXe siècle : un ­scientifique doublé d'un moraliste, doté d'un talent ­d'écrivain - on a beaucoup évoqué Chateaubriand et ­Bossuet à son sujet.

Celui qu'on a longtemps regardé, à son corps défendant souvent, comme le « pape du structuralisme », celui dont les travaux et les méthodes ont influencé, en France et ailleurs, toute une génération d'intellectuels ressortissant à des disciplines aussi diverses que la philosophie ou la ­critique littéraire, la sociologie ou l'histoire - « son œuvre fait penser, et penser indéfiniment », écrivait ­Roland Barthes -, fêtera cet automne ses 100 ans. Et connaît dès aujour­d'hui la consécration éditoriale que constitue la publication dans la Biblio­thèque de la Pléiade : un volume ­d'Œuvres, par lui choisies parmi ses travaux multiples et savants. Lesquels, résuma-t-il un jour, n'ont eu sa vie durant qu'un seul et unique objectif : « comprendre comment fonctionne l'esprit des hommes » (1).

« Je me suis laissé tenter car j'avais envie de voir
le monde et j'aimais faire du camping,
de la marche à pied, de l'alpinisme. »

Tout a donc commencé il y a cent ans, le 28 novembre 1908, lorsque naît Claude Lévi-Strauss, à Bruxelles, dans un milieu bourgeois, esthète et plutôt conservateur. Son père est artiste peintre, l'un de ses grands-pères est grand rabbin de Versailles, la ­famille compte en outre un aïeul ­musicien, violoniste renommé au temps de Napoléon III. Claude Lévi-Strauss, lui, se tourne vers les lettres, puis le droit et la philosophie - préparant l'agrégation, il côtoie Simone de Beauvoir et Maurice Merleau-Ponty -, entre dans l'enseignement tout en militant à la SFIO. Il a raconté souvent le coup de téléphone reçu, à 9 heures, un dimanche matin de l'automne 1934, lui proposant de postuler pour une chaire de sociologie à l'université de São Paulo. Il se trouve que la philosophie à laquelle il s'est voué intellectuellement ne le satisfait pas complètement - elle lui semble se réduire à « une sorte de contemplation esthétique de la conscience par elle-même », écrit-il dans Tristes Tropiques - et qu'il a commencé à s'intéresser à l'ethnologie, sur les conseils de Paul Nizan. Il part donc pour le Brésil, en février 1935.

De son départ de France, il a donné plus tard cette explication bien trop prosaïque pour être honnête : « Je me suis laissé tenter car j'avais envie de voir le monde et j'aimais faire du camping, de la marche à pied, de l'alpinisme »... C'est, dans la vie de Lévi-Strauss, le moment de l'expérience du terrain. De l'immersion dans la différence, de la confrontation directe et saisissante à l'Autre - ses conditions de vie, sa ­façon de voir le monde, de le penser.

Ce temps est, pour le chercheur, ­plutôt bref : une première expédition auprès des Indiens a lieu au cours de l'hiver 1935, une seconde en 1938, durant neuf mois. Mais les observations réalisées alors nourriront toute l'œuvre intellectuelle à venir - jalonnée par les ouvrages Les Structures élémentaires de la parenté d'abord (1949), puis bien sûr Tristes Tropiques (1955), aussi plus tard Anthropologie structurale (1958 et 1973), La Pensée sauvage (1962), les quatre ­volumes des Mythologiques (1964-1971), La Voie des masques (1975), Histoire de Lynx (1991)...

Le « passage de la nature à la culture
est le problème fondamental de l'ethnologie. »

En 1939, Claude Lévi-Strauss rentre en France, avant de s'exiler l'année suivante à New York, face à la menace nazie. Il y demeure jusqu'en 1944, y fréquente les nombreux ­artistes et intellectuels européens exilés comme lui, y croise notamment les surréalistes André Breton et Max Ernst.

Surtout, il y fait la connaissance du linguiste d'origine russe Roman Jakobson, dont les travaux vont avoir sur lui une influence décisive. Jakobson l'initie en effet à la linguistique structurale, et c'est de cette approche que va s'inspirer Lévi-Strauss pour fonder l'anthropologie structurale. Lors d'un entretien pour la télévision réalisé dans les années 1970, Lévi-Strauss évoquait en ces termes ce que fut, pour lui, l'intuition de la méthode structurale : « Un jour, allongé dans l'herbe, je regardais une boule de pissenlit. J'ai alors pensé aux lois d'organisation qui devaient nécessairement présider à un agencement aussi complexe, harmonieux et subtil. Tout cela ne pouvait pas être une suite de hasards accumulés. »

Ces « lois d'organisation », ces structures souterraines et fondamentales, il va donc chercher au sein desquelles il a vécu. S'attachant dans un premier temps à saisir et comprendre les systèmes de parenté. Elargissant plus tard son objet d'étude, en se penchant sur la littérature orale des sociétés amérindiennes - essentiellement les mythes, leurs permanences et leurs infinies variantes, et ce qu'on peut en apprendre du « passage de la nature à la culture, qui est le problème fondamental de l'ethnologie, et même celui de toute philosophie de l'homme ».
« On a cru trop souvent que l'homme se laissait aller dans la mythologie à sa fantaisie créatrice et qu'elle relevait ainsi de l'arbitraire,
ajoute-t-il. Or si on réussit à montrer qu'en ce domaine même, qui offre un caractère de limite, il existe quelque chose qui ressemble à des lois, on pourra en conclure qu'il en existe aussi ailleurs et peut-être partout. »

Le mot « structuralisme » a été
« mis à tant de sauces que
je n'ose plus l'employer »

Le structuralisme est ainsi, pour Lévi-Strauss, non pas une philosophie, non pas une conception du monde, mais une méthode, une discipline, presque un outil. Le moyen de mettre de l'ordre et de la rigueur dans les sciences humaines « qui essaient de devenir positives ».

Quant au structuralisme en tant qu'école, mouvement intellectuel étendant ses ramifications dans toutes les disciplines intellectuelles, il s'en méfie, y voit souvent « un dévergondage sentimental nourri de connaissances sommaires et mal digérées » : le mot « structuralisme » a été « mis à tant de sauces que je n'ose plus l'employer », confiait-il au début des années 1980, s'agaçant du « tic journalistique qui consiste à associer le nom de Lacan » et le sien. Les seuls dont Lévi-Strauss se sent proche, ce sont les linguistes. Avec les historiens, les relations sont plus contrariées.

A la discipline historique, il reproche son « anthropocentrisme » : « A propos de l'histoire, il faut toujours se demander s'il en existe une seule capable de totaliser l'intégralité du devenir humain, ou une multitude d'évolutions locales qui ne sont pas justiciables d'un même destin. [...] Vouloir exiger que ce qui peut être vrai pour nous le soit pour tous et de toute éternité me semble injustifiable et relever d'une certaine forme d'obscurantisme. » De l'histoire, il ne nie pas pourtant l'intérêt, la ­validité, l'utilité, expliquant qu'« une recherche qui se veut positive ne lance pas d'exclusive ; elle fait plutôt ­flèche de tout bois. [...] En matière d'analyse mythique, chaque fois que je peux éclairer mon objet par des renseignements historiques, psychologiques, biographiques même sur la personne du conteur, je n'en suis pas gêné mais puissamment aidé ».

Incarnation d'une modernité extrême de la pensée au XXe siècle,
nourri de Proust, de Montaigne, de Rousseau, Claude Lévi-Strauss se définit paradoxalement comme « un homme du XVIIIe siècle, ou peut-être du XIXe ». Un classique et un moderne tout ensemble, à qui ses prises de position ont parfois valu d'être ­accusé de « réactionnaire » hostile au progrès, de « relativiste », d'« anti-humaniste ».

« Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle », écrivait-il déjà dans Tristes Tropiques, avec sous la plume des accents de moraliste, intensément mélancolique.

« Le monde a commencé sans l'homme
et il s'achèvera sans lui.  »


Les accusations dont il a fait l'objet n'ont pas ébranlé pourtant la figure de sage qu'incarne Claude Lévi-Strauss, défenseur ardent et inlassable des peuples dits « premiers », pleurant face à leur lente agonie, ­inconsolable d'appartenir au camp des destructeurs. Vieil homme en colère contre l'homme occidental et sa conduite à l'égard des autres hommes, à l'égard aussi de la nature :
« La seule chance offerte [à l'humanité] serait de reconnaître que, devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d'égalité avec toutes les autres formes de vie qu'elle s'est employée et continue de s'employer à détruire. Mais si l'homme possède d'abord des droits au titre d'être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l'humanité en tant qu'espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l'humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l'existence d'autres espèces », déclarait-il il y a trois ans.

Léguant, au terme d'une vie passée à tenter de comprendre comment vivent et pensent les hommes, un testament controversé : la certitude que l'homme est « une partie prenante et non un maître de la création ».

Pour écouter 2 courts extraits d’interviews de Claude Lévy-Strauss, archives de l’INA, aller sur la page Télérama : http://www.telerama.fr/livre/claude-levi-strauss-le-gout-de-l-autre,28901.php

Nathalie Crom
Télérama n° 3044

(1) Propos tenus en 1967 lors d'un entretien avec Raymond Bellour, paru dans la revue Les Lettres françaises et reproduit dans le volume Œuvres de la Pléiade.

A LIRE :

Œuvres, édition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2 064 p., 64 EUR jusqu'au 31/8/2008, 71 EUR ensuite.
De près et de loin, entretiens avec Didier Eribon, éd. Odile Jacob (1988).
Claude Lévi-Strauss, de Catherine Clément, éd. PUF, coll. Que sais-je ? (2003).
Claude Lévi-Strauss, biographie de Denis Bertholet, éd. Plon (2003).

Le 5 novembre 2009 à 18h00
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VOS REACTIONS (3 commentaires)

Corto M - le 4/11/2009 à 07h44
Si j'ai passé ma vie à courir le monde à la rencontre, entre autres, des indiens d'Amazonie, des tribus mélanésiennes perdues dans les fonds de vallée au Vanuatu, aux Salomon, en PNG ou en Irian Jaya, les aborigènes de la terre d'Arnheim ainsi que les Hmong du Triangle d'or, je le dois à Claude Lévi-Strauss.
J'avais 16 ans quand j'ai lu Tristes tropiques pour la première fois et ce fut comme un grand soleil qui entra dans ma vie. CLS a été pour moi un des pères spirituels qui ont guidé ma vie. Grâce à lui, j'ai découvert de véritables civilisations, méconnues et injustement qualifiées de sauvages. Par exemple, aucune pensée dite civilisée n'atteint le degré de connaissance de l'environnement et de vision poétique du monde atteint par les aborigènes qui m'ont beaucoup appris. Je pense aussi à mes amis Bororo qui doivent se sentir bien orphelins.

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la rouille - le 3/11/2009 à 19h07
Merci à cet humaniste d'avoir éclairé de sa pensée des générations de chercheurs et d'étudiants. Triste époque qui voit l'auteur de "race et histoire " s'éteindre au moment où un débat sur l'identité nationale ressurgit des égouts. Oui, il faut absolument lire ces pages formidables d'intelligence et espérer que nous saurons écouter la sagesse de ce grand homme.

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Jéwémy - le 19/05/2008 à 15h30
On ne saurait trop recommander de relire "Tristes Tropiques" ou bien le "finale" de "l'homme nu". Au delà du regard ethnologique, de la théorisation du structuralisme, ce qui en ressort encore aujourd'hui c'est l'humanisme. Si les yeux de Levi-Strauss sont embués de tristesse face à un monde qui s'en va, face à une terre fourmillante de civilisations en train de s'uniformiser (déjà dans les années 1950...), sa parole n'est pas au désespoir. Plutôt qu'à se résigner, Levi-Strauss appelle chaque individu à se montrer responsable, à faire chacun sa tâche avec ,conscience et humilité. Les pages de "Tristes tropiques" n'ont pas pris une ride, la volonté critique est manifeste, qui n'a rien perdue de sa force. Alors lisons et relisons, avant tout pour se nourrir sans se borner à célébrer.

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