19/05/2012
L'auto est un levier qui grandit tous nos vices et n'exalte pas nos vertus
Télérama : Les clés de la bagnole
CULTURE DU QUOTIDIEN | Elle pue, elle coûte cher, mais… fait encore rêver. Pourquoi l’humanité ne parvient-elle pas à se ranger des voitures ? Un petit parfum de liberté (et même de subversion) ne serait pas étranger à cet étrange phénomène.
http://www.telerama.fr/culture/les-cles-de-la-bagnole,342...
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Le 04/10/2008 à 00h00 - Nicolas Delesalle - Télérama n° 3064
La voiture pue. Elle nous pourrit la vie, gâche la nature, sature notre atmosphère, coupe en deux les villages, réchauffe notre climat, encrasse nos monuments, nous transforme en chenilles processionnaires les jours de bouchon, grève nos budgets, nous aliène et fracasse chaque année dans ses tôles pliées des milliers d'existences. Une plaie qui suinte depuis plus d'un siècle (on fête le centenaire de la Ford T ce mois-ci). Exclue des centres-villes de Londres et de Milan, sauf acquittement d'une dîme mal vue à Paris, où 50 % des foyers n'en possèdent pas, la tire fait profil bas. Avec la hausse du prix des matières premières, les ventes baissent en Europe et aux Etats-Unis (- 4 % en 2008) et, fait nouveau, on l'utilise moins (chute record de la consommation de carburant de 12,3 % en août en France). Va-t-elle finir par crever comme un vieux percheron réformé ? Rien n'est moins sûr. Cabossé, le rêve automobile perdure : un million de visiteurs sont attendus au Mondial de l'auto, du 4 au 19 octobre prochain. En banlieue ou dans les zones rurales, le débat sur un monde sans voiture paraît loufoque. Dans les pays émergents, la voiture est toujours vécue comme un rêve, de plus en plus accessible avec l'arrivée des low cost (la Logan de Dacia cartonne en Europe de l'Est), voire super low cost (la Nano du groupe indien Tata, 1 700 €). Il faut croire que l'homme a encore la bagnole dans la peau. Que celui qui n'a jamais surnommé sa voiture Titine jette le premier cric. Que celui qui n'a jamais eu le coeur serré en vendant sa vieille guimbarde coule la première bielle. Que celui qui n'éprouve aucune nostalgie en repensant aux départs en vacances de son enfance, au charme de la nationale 7, de l'autoroute du Soleil, de la route 66, coupe le premier arbre à cames. Mais d'où vient cet attachement viscéral ? Pourquoi l'humanité ne parvient-elle pas à se ranger des voitures ?
“L'auto est un levier qui grandit tous nos vices
et n'exalte pas nos vertus.” Georges Duhamel, Scènes de la vie future (1930)
L'historien Mathieu Flonneau (1) s'est plongé dans la genèse du fantasme automobile. Une enquête passionnante et originale parce qu'elle ne s'intéresse pas aux marques et aux modèles mais plutôt aux liens que l'homme a tissés avec son destrier mécanique. Ce que l'historien nomme l'« automobilisme » : « Dans le champ de représentation dominant, l'automobile est critiquée, surtout en France, où l'on en a une vision souvent strictement utilitaire. Mais le désir d'automobile l'emporte toujours. Je ne crois pas que l'on puisse tirer un trait sur ce qu'elle représente. Il y a beaucoup de caricatures qui obstruent son image, mais il ne faut pas la réduire à la propriété individuelle d'un bien. La question du désir de voiture a une réelle épaisseur historique. »
Mathieu Flonneau raconte les débuts pétaradants de l'automobile, quand le pilote était un aventurier fortuné qui filait cheveux au vent sur les chemins, libre d'évoluer dans un monde soudain moins figé. Les premières autos représentent un choc monumental, une liberté inouïe : « Tout ce que les professeurs ont enseigné depuis deux siècles sur les merveilles de la physique devient tout à coup visible, tangible, effectif. La science conquiert, par l'automobile, la force d'une philosophie tout à coup réalisée ! », écrit en 1907 Paul Adam dans La Morale des sports. La voiture façonne l'architecture des villes (premier rond-point à Paris en 1907), se démocratise à grande vitesse (la Ford T est lancée en 1908) : « Ce ne sont pas les constructeurs qui ont créé une dépendance, explique Mathieu Flonneau. La massification a été souhaitée par les gens. C'est la seule révolution mondiale qui a marché. »
“La voiture permet l'affirmation de la personnalité,
la domination du monde, l'agrandissement
de soi-même.” Dino Buzzati
Jusqu'aux années 1960, l'automobile, devenue voiture, est partout perçue comme un progrès, et si son romantisme s'étiole dans la masse, personne ne trouve encore qu'elle empeste. Survient la période de contestation de la fin des années 1960 et des années 1970. « La voiture est vécue comme un objet de liberté mais aussi de subversion », écrit l'historien. Pour la première fois, des voix s'élèvent. Dans L'Hommauto, publié en 1966, Bernard Charbonneau compare la voiture à un gros cafard aux yeux fixes : « A 150, elle fonce droit au but, vers l'avenir. Quel avenir ? Nul ne sait. » Son image se dégrade, on la juge anticonviviale, aliénante. Elle devient aussi sexy qu'une brosse à dents usée. Aux Etats-Unis, certains pronostiquent sa disparition. Malgré tout, les ventes s'envolent. Le cadavre du mythe est au sol, mais la bagnole est debout. Il faut attendre les années 1990 et 2000 pour voir naître une vraie contre-révolution automobile. En Occident, pour la première fois, la voiture recule dans l'espace public. Mais la réalité écologique ne glace pas le désir, et le blasement occidental (relatif) n'éteint pas l'enthousiasme chinois, indien ou est-européen. « La voiture n'est pas finie, prédit Mathieu Flonneau. Demain, elle sera électrique, non polluante, moins bruyante, plus civilisée. Le rêve continue. »
“A ma droite, à ma gauche, devant moi,
le vitrage de l'automobile, que je gardais fermé,
mettait pour ainsi dire sous verre la belle journée
de septembre que, même à l'air libre,
on ne voyait qu'à travers une sorte de
transparence.” Marcel Proust dans Le Figaro, 1907
Mais bon sang, pourquoi ? La réponse tient peut-être dans les passages littéraires compulsés par l'historien. La liste des écrivains qui ont célébré l'art de vivre sur quatre roues est longue comme un démarrage de 2 CV en hiver : de Roger Nimier à Françoise Sagan, de Julien Gracq à Dino Buzzati (« La voiture permet l'affirmation de la personnalité, la domination du monde, l'agrandissement de soi-même »), de Georges Duhamel (« L'auto est un levier qui grandit tous nos vices et n'exalte pas nos vertus ») à François Nourissier (« Les caresses exquises de la vulgarité prodiguées par l'automobile »). Même Marcel Proust, dont les impressions de route en automobile furent publiées en 1907 dans Le Figaro, fit allégeance « A ma droite, à ma gauche, devant moi, le vitrage de l'automobile, que je gardais fermé, mettait pour ainsi dire sous verre la belle journée de septembre que, même à l'air libre, on ne voyait qu'à travers une sorte de transparence. » Ces réflexions sur les premiers tours de roue de l'automobile cisèlent un imaginaire universel. L'objet de série s'est d'ailleurs sacralisé dans l'art. Les Etats-Unis lui ont inventé un style cinématographique, les road movies (Duel, de Spielberg ;Vanishing Point, de Richard Zarafian ; Crash, Thelma et Louise...). Dans sesMythologies, Roland Barthes a même métamorphosé la DS en cathédrale : « Conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s'approprie en elle un objet parfaitement magique. » Ce rapport au sacré est aussi lié à la mort, aux destins fauchés de James Dean, de Grace Kelly et d'Albert Camus, aux milliers d'anonymes tués sur les routes quand alcool au volant ou vitesse étaient tolérés (17 000 morts en 1972). En cela, l'histoire de l'automobile est le reflet fidèle de l'évolution des tabous et des libérations. Elle demeure aussi, du moins pour le million de fans – curieusement, une minorité de femmes... – qui iront au Mondial de l'auto, autre chose qu'un simple objet utilitaire, qu'une brosse à dents à roues. Réduire cette masse d'aficionados à une bande de décérébrés égoïstes amoureux des gros pots d'échappement, à une cohorte anticitoyenne en panne de virilité qui chausse des talonnettes en montant dans un 4 x 4 et espère trouver l'amour des autres dans le reflet des jantes chromées serait une erreur, une approximation, une caricature. Qu'on s'en désole ou pas, la caisse n'est pas qu'un moyen de déplacement. C'est le réceptacle de milliers de sensations fugitives, voyage impromptu décidé à la dernière seconde, ambiances sonores, paysages qui défilent ; la forme carrossée d'une liberté individuelle. Qui, en attendant l'électricité, a un prix et une odeur entêtante.
(1) “Les Cultures du volant, essai sur les mondes de l'automobilisme”, XXe-XXIe siècles, éd. Autrement.
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