07/06/2009
Christian FAURÉ - Menaces sur l’innovation
Christian Fauré
Hypomnemata : supports de mémoire
http://www.christian-faure.net/2009/06/07/menaces-sur-lin...
Le concept d’innovation, et plus encore “Innovation au service de l’humanité” est utilisé à toutes les sauces. Christian FAURÉ revient à travers l’interview de Stiegler par Télérama sur les barrières à l’innovation : Dépôts de brevets bloquant l'innovation liés aux monopoles de fait - Patent Troll des marchés spéculatifs qui bousculent les géants ...
J’ai été invité par l’éditeur CA (il paraît qu’il ne faut plus dire “Computer Associates”) qui, avec le CA Expo09, organisait le 4 juin dernier une journée sur les thèmes de l’innovation et du Lean IT.
Lors de la conférence d’ouverture du matin, en présence de Nathalie Kosciusko-Morizet, Yves Coppens avait commencé par raconter l’anecdote du crapaud fou :
Les crapauds fous ce sont ces batraciens qui, en suivant une direction différente du reste du groupe lors des périodes de reproduction, risquent une fin certaine. Mais ce sont ces mêmes crapauds qui, allant dans une mauvaise direction, explorent de nouveaux territoires, assurant parfois la survie de l’espèce lorsqu’une autoroute coupe soudain les itinéraires menant aux lieux de reproduction des crapauds normaux.
Ensuite, juste après la table ronde à laquelle je participais en début d’après midi, Yves Coppens, encore lui, a fait une allocution sur « L’Innovation au service de l’humanité » où il a retracé les origines de la vie sur terre. Durant son discours, il a beaucoup utilisé l’expression “innovation de la vie” ou encore “innovation du vivant”.
Entre le “crapaud fou” du matin et ” l’innovation du vivant” l’après midi, je crois qu’il y a eu beaucoup de contre-vérités relatives à l’innovation. A mon sens, il s’agit d’un anachronisme : on ne peut pas parler d’invention ou même d’innovation du vivant, si ce n’est bien sûr de manière métaphorique. Car innovation et invention sont relatifs à la technique, et il n’y a pas de technique dans l’évolution d’une cellule ou dans l’histoire du “crapaud fou”.
*
Mais peut-être faudrait-il commencer par rappeler la distinction entre invention et innovation. C’est donc fort à propos que Telerama publie une interview de Stiegler à propos de l’innovation dans laquelle ce dernier rappelle que :
“Il n’y a pas d’innovation sans invention, mais il existe beaucoup d’inventions qui ne produisent aucune innovation. L’innovation consiste à socialiser des inventions technologiques, elles-mêmes issues de découvertes scientifiques. Innover, c’est produire du nouveau (méthodes, objets, services) pour l’installer sur un marché. Et la guerre économique se livre sur ce terrain de l’innovation.
France Télécom a largement contribué à établir la norme GSM (en téléphonie mobile), mais c’est Nokia qui l’a socialisée, donc qui a été innovante. Le Cnet (Centre national d’études des télécommunications), ancêtre d’Orange Labs, était un des meilleurs laboratoires de recherche au monde. Mais en France, où il y a d’excellents chercheurs, le management ne sait pas valoriser la recherche - le nez collé sur le court terme, il accuse d’autant plus les chercheurs de conservatisme qu’il manque de vision de l’avenir et refuse de prendre des risques.”
L’innovation est un sujet éminemment transverse et interdisciplinaire. Sont convoqués : les sciences, les technologies, l’industrie, la psychologie, l’économique et le social. Et, que ce soit pour de bonne ou de mauvaises raisons, je pense que tout le monde s’accordera à dire que l’innovation est le moteur de l’économie du capitalisme industriel, ce qui explique au passage la gloire posthume grandissante de Joseph Schumpeter�.
Mais si l’innovation est le moteur de l’économie, que se passerait-il si elle venait à ne plus pouvoir s’exprimer ? C’est en effet ce qui menace le système des brevets sur lequel repose les industries de l’innovation, et à propos duquel j’aimerais attirer votre attention.
Le système des brevets permet de déposer de manière légale une invention afin de se protéger pendant la phase d’innovation pour avoir le temps de socialiser le nouveau produit sur le marché, et de récupérer le fruit des investissements consentis en amont. Mais tout çà, c’est de la théorie, dans la pratique, et ce depuis les années 90, le système des brevets, les fameux “patents”, a du plomb dans l’aile.
Si déposer un brevet était un moyen pour se protéger, c’est devenu une finalité en ce sens que s’est développée une activité de gestion et d’acquisition de brevets sans aucun objectif d’innovation à la clef. Cette activité a un nom qui a été popularisé sous le terme de Patent Troll. Le principe est le suivant : il s’agit d’acquérir des brevets non pas pour développer des innovations mais pour faire payer ceux qui utiliseraient les inventions brevetées. Les principales cibles sont les grands groupes industriels des technologies qui ont les moyens financiers et industriels d’innover : Microsoft, Apple, Intel, etc.
En réaction à cette menace, l’activité de dépôt de brevet a connu une croissance exponentielle chez ces grands industriels. Ainsi Microsoft a atteint cette année le chiffre aberrant de 10 000 brevets déposés, dont la moitié ont été déposé durant les deux dernières années. Cette activité à part entière est assurée chez Microsoft par un département d’une centaine de personnes comprenant une quarantaine d’avocats spécialisés.
Autres noms donnés à ces “Patent Trolls” : non-practicing entity (NPE), non-manufacturing patentee, patent marketer, ou patent dealer dont le tableau ci-dessous en recense les principaux avec le nombre de brevets à leur actif et le nombre d’actions en justice qu’elles ont initiées :
Christian Harbulot, Directeur de l’École de Guerre Economique, rappelle dans un article de l’Usine Nouvelle le fonctionnement de ces entités :
“La technique consiste à identifier des compagnies innovantes qui, du fait de leur taille trop réduite, ne peuvent assurer une protection adéquate de leurs inventions. Si elles acquièrent bien des brevets pour protéger le fruit de leurs efforts en recherche et développement, le coût lié à la défense de leurs droits ou leurs valorisations s’avèrent trop important. Typiquement, elles tolèrent que de grosses compagnies commercialisent des produits très proches de leurs inventions plutôt que de les assigner en justice du fait des coûts exorbitants pour obtenir gain de cause.
Les NPEs rachètent ces brevets à une valeur bien supérieure à leur valeur reconnue, et menacent les grandes compagnies telles Microsoft, Sony, HP… de les poursuivre devant les autorités judiciaires pour copie de modèles protégés et infraction à la réglementation sur la propriété intellectuelle. Il faut croire que la menace fonctionne puisque Intellectual Ventures arriverait régulièrement à obtenir des compromis, les majors lui signant des chèques de 200 millions à 400 millions de dollars en échange de sa renonciation à entamer procédure judiciaire sur procédures.”
Censés assurer la continuité entre l’invention et l’innovation, le système des brevets n’assure plus aujourd’hui les nobles intentions de Thomas Jefferson : “The true value of an invention is its usefulness to the public.”
Le système est court-circuité par une activité spéculative qui se développe à l’image de ce qu’on connaît dans la finance. C’est d’ailleurs ce parallèle qu’a récemment fait Andrew Grove, ancien responsable d’Intel, en évoquant un phénomène similaire à celui de la titrisation :
“La vraie valeur d’une invention est de son utilité pour le public. Le système en place dans la Silicon Valley est aujourd’hui de s’éloigner de plus en plus loin de ce principe. Les brevets sont devenus eux-mêmes des produits. Ils sont des instruments de placement négociables sur un marché distinct, souvent motivés par des spéculateurs financiers cherchant le meilleur retour sur leurs investissements”.
Qu’on ne s’y trompe pas pour autant : ceux qui dénoncent les dérives du système des brevets sont ceux qui, comme je l’ai rappelé, ont la force de frappe pour industrialiser et promouvoir les inventions. Intel a la puissance financière et les outils de production pour innover dans les semi-conducteurs, et ce de manière quasi hégémonique. Leur prendre quelques centaines de millions de dollars parce qu’ils violent des brevets c’est aussi une manière de leur rappeler qu’ils jouent de l’innovation pour leur propre intérêt et non pour celui du public auquel en appelle avec un certain cynisme Andrew Grove.
Pour ces groupes industriels, l’innovation reste une menace vis à vis des rentes de situations qu’ils ont acquis, parfois en constituant des quasi-monopoles de fait.
Voici donc un autre chantier d’importance pour la mise en œuvre d’une économie de la contribution, avec des solutions qui doivent renvoyer dos-à-dos aussi bien les grands industriels monopolistiques des technologies de l’esprit que les prédateurs des “Patent Troll” qui veulent faire du brevet un produit de spéculation.
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Categories: Défaut. Tags: Innovation.
4 comments.
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- Merci pour ce super billet. Tu présentes ici une vérité ô combien écoeurante pour nous autres, innovateurs en herbe (ou plus), techno-geeks en tout genre et ingénieurs prêt-à-l’emploi. Celle qu’un job d’ingénieur recherche ne concourt bien souvent pas au bien de l’humanité (c’est mon côté idéaliste…), au contraire.
J’y vais de mon petit témoignage : chez feu les laboratoires de recherche de Motorola, où je n’ai fait que passer avant l’implosion des dits-labos :
- Le fait de produire des brevets faisait partie des objectifs et permettait d’obtenir des primes significatives en fin d’année.
- Le fait d’innover (i.e. transférer ses inventions vers un groupe produit en vue d’une mise sur le marché) faisait aussi partie des objectifs officiels.
Mais, dans la réalité, il y avait 95% de chances pour cette invention reste à pourrir sur une étagère (invention sans innovation).
Quant aux brevets réellement obtenus, ils ne faisaient l’objet d’aucune recherche systématique d’innovation.
D’où l’image que je me suis construite de l’activité de dépôt de brevet :
Il ne s’agit pas d’une activité offensive dans la guerre économique (gagner un avantage concurrentiel sur le concurrent, grâce au monopole consenti par les Etats, et donc à la capacité de capturer des marchés émergents et donc de répondre aussi à des besoins clients) mais d’une activité défensive, similaire à la constitution d’un champ de mines.
L’objectif est de déposer un maximum de brevets pour empêcher les concurrents d’innover et donc de menacer les vaches à lait maison.
La finalité du brevet est trop souvent de faire durer la profitabilité de solutions dépassées, d’ériger des murs de protection, de servir l’actionnaire plutôt que le client.
Posted by Sig on juin 8th, 2009.
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C’est sûr, les brevets rapportent :http://breese.blogs.com/pi/2009/06/mon%C3%A9tisation-de-b...
Posted by bertrandkeller on juin 8th, 2009.
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Très bon article en effet sur la dramatique dérive des brevets US depuis 20-30 ans.
Le parallèle avec la dérive de la finance est d’autant plus pertinent à mon avis que ces deux phénomènes se … rejoignent, car ils sont tous les deux pilotés par “l’oligarchie américaine”, chère à Paul Jorion, cet économiste-anthropologue français qui travaille aux US depuis très longtemps et qui connaît le monde de la finance et de l’économie américaines de l’intérieur.
Il fut l’un des premiers dès 2004 à annoncer la crise des subprimes et ses conséquences, permettant au passage à Wells Fargo d’éviter de sombrer dans le désastre bancaire américain de l’automne dernier.
Cette oligarchie existe depuis la création des USA et a tendance parfois à tirer un peu trop sur la ficelle. Point de théorie du complot derrière cette oligarchie qui dirige le monde -les US en tout cas- mais simplement un constat que toute caste dominante livrée à elle-même finit par faire de gros dégâts. Chaque pays a un groupe dominant à un instant donné de son histoire, il faut juste faire en sorte qu’il y ait des limites à leur champ d’action.
Or, face à cette oligarchie “privée” américaine, le contre-pouvoir, aux USA, c’est l’Etat! Depuis 20 ans, l’Etat n’a pas joué son rôle de contre-pouvoir face à ce groupe privé dominant. On vient d’en voir les conséquences financières… Les conséquences en matière de brevets sont tout aussi inquiétantes, même si elles sont moins visibles à court terme dans la vie économique.
Un autre commentaire relatif à la nature “défensive” de l’activité des brevets, évoquée dans un des commentaires précédents.
Au-delà de cette nature défensive, certaines entreprises utilisent les brevets comme une arme de dissuasion, exactement comme l’arme nucléaire.
Elles cherchent en fait à accumuler les brevets qui sont le plus susceptibles de faire peur à leurs principaux concurrents.
Pourquoi? Parce qu’il faut être capable de riposter aux attaques de la manière suivante:
- L’entreprise A attaque B sur le brevet X, détenu par A, accusant B de l’utiliser abusivement.
- B contre-attaque en sortant son brevet Y du chapeau, accusant A de l’utiliser abusivement.Une sorte de version moderne du “je te tiens, tu me tiens par la barbichette” qui se termine en général par un abandon de la procédure. C’est en tout cas un autre exemple d’activité parasite liée aux brevets, puisque l’on est très loin de la création de valeur ou d’une quelconque forme d’innovation.
Posted by Francois Dechery on juin 9th, 2009.
20:19 Publié dans Modernité | Lien permanent |
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Télérama 7 juin - 63 jours pour sauver le monde
Sous prétexte d’innovation quarante étudiants choisis parmi les plus brillants cerveaux de la planète travaillent sur comment influer de manière positive sur la vie de millions de gens dans le monde.
Avec l’auréole dorée qu’on leur met derrière leur crane d’œuf et les $25.000 qu’ils ont crachés pour 9 semaines de cours , moi qui trouvait déjà que beaucoup de monde avait trop d'influence sur nos humbles destinées, à cause des manipulations que permet l’argent, je me demande comment ces 40 petits génies déjà eux-même sous influence pourraient faire, s’ils sont vraiment bons, pour penser aux conséquences de leur influence positive en étant manipulé eux-mêmes par ceux qui tirent les cordons de la bourse.
Pour commercer, peut-être pourraient-ils s’acharner à redonner des visions plus humaines au Guru Ray Kurzweil : il a l’air tellement atteint que des tas de marchands de malheur doivent se l’arracher pour faire tomber les esprits faibles dans leurs escarcelles.
En contrepartie des innovation de folie que nous a présenté Télérama, cet article de Christian FAURÉ sur l'Innovation
http://www.christian-faure.net/2009/06/07/menaces-sur-lin... et cette citation de Thomas Jefferson qui a l'air bien obsolete : “The true value of an invention is its usefulness to the public.” suivie de cette remarque "Le système est court-circuité par une activité spéculative qui se développe à l’image de ce qu’on connaît dans la finance."
UNE UNIVERSITÉ…
AVANT-GARDISTE
Le 7 juin 2009 à 20h00
Tags : spécial innovation Etats-unis Ray Kurzweil Nasa Google
NOUVELLES TECHNOS - Ils sont quarante étudiants, tous experts en nouvelles technologies, réunis à la Singularity University, près de San Francisco. Leur mission : améliorer, grâce aux progrès fulgurants de la science, la vie des Terriens. Neuf semaines pour anticiper l'avènement de l'homme... immortel. Y a du boulot.
- Illustration : Laurent Bazart
SUR LE MEME THEME
Google et la Nasa accouchent d'une université bien singulière | 17 février 2009
Un coup d'œil rapide à la pièce d'identité qu'on lui présente, et le gardien ne fait pas de difficulté à nous laisser entrer - on imaginait la sécurité plus drastique...
Alors on ose s'aventurer en voiture le long des grandes zones de pelouse, au-delà des premiers édifices aux toits roses, jusqu'à l'immense hangar blanc : grand de 32 000 mètres carrés, il a été construit avant guerre pour abriter un dirigeable de l'armée de l'air américaine.
Sur le chemin, on aperçoit une église, des habitations individuelles, des courts de tennis, un terrain de jeu pour enfants et quelques édifices étranges, plus conformes à l'idée que l'on se fait d'une base de la Nasa : l'Ames Research Center de Moffett Field est en fait l'un des principaux centres de recherche et de développe ment de l'agence spatiale américaine, à 60 kilomètres au sud-est de San Francisco. Pour y arriver, il faut traverser une partie de la Silicon Valley et sortir de l'autoroute 101 à Mountain View, prospère bourgade de 72 000 habitants, rendue fameuse depuis que les fondateurs de Google y ont établi leurs quartiers généraux, à deux pas de Moffett Field.
Où l'on écourtera finalement notre balade : la vue d'une voiture de patrouille nous incite à retourner vers le bâtiment central à l'architecture vaguement hispanisante, siège administratif du Lunar Science Institute. Ce n'est pas que l'on vienne y chercher des nouvelles de la prochaine mission lunaire américaine, mais parce qu'il abrite aussi depuis quelques semaines un drôle de projet, dont le lancement a été annoncé en début d'année par la plupart des grands médias du monde entier : la Singularity University.
Pour l'instant, en fait d'université, il n'y a pas grand-chose à voir. Une seule pièce, dans laquelle quatre personnes, assises autour d'une grande table, sont plongées dans l'écran de leur ordinateur portable. Dans un coin, un tableau blanc moucheté de feuilles de papier coloré autoadhésives, chacune représentant un module d'enseignement. Rien d'impressionnant, donc, dans ce qui ressemble encore à une start-up en phase de prédéveloppement. Si ce n'est qu'ici, dans quelques semaines, quarante étudiants choisis parmi les plus brillants cerveaux de la planète auront pour mission de plancher sur un sujet pour le moins ambitieux : comment influer de manière positive sur la vie de millions de gens dans le monde.
La Singularity University est le projet de deux hommes :
- Peter Diamandis, docteur en médecine également diplômé en ingénierie spatiale, a fondé en 1987 l'ISU (International Space University). Basée à Strasbourg, cette université privée a accueilli depuis sa création plus de 2 500 étudiants, futurs experts de l'industrie spatiale. Diamandis est aussi connu pour avoir créé le X-Prize, un prix de 10 millions de dollars destiné au premier vol spatial habité non gouvernemental - il fut gagné en 2004 par le projet Space ShipOne. Il y a deux ans, il prend contact avec un autre phénomène :
- Ray Kurzweil. Inventeur précoce, celui-ci a écrit son premier code informatique à l'âge de 15 ans... en 1963. Au fil des ans, il a perfectionné des logiciels de reconnaissance optique de caractères et de synthèse vocale, créé une gamme de claviers électroniques et développé l'une des théories les plus révolutionnaires sur l'évolution des technologies de l'information.
Vers 2045, les intelligences artificielles auront de loin dépassé les capacités humaines, ce qui n'est pas très grave... puisque, à ce stade, la distinction homme/machine n'aura sans doute plus lieu d'être !
Baptisée « Singularité », selon un concept utilisé au départ pour décrire les trous noirs, puis adapté au monde informatique par le mathématicien et écrivain de science-fiction Vernor Vinge, cette théorie peut se résumer ainsi : pendant les trente ou quarante prochaines années, les changements technologiques vont être tellement importants qu'ils vont suivre une courbe de progression exponentielle.
Vers 2045, les intelligences artificielles auront de loin dépassé les capacités humaines, ce qui n'est pas très grave... puisque, à ce stade, nous aurons sans doute transcendé nos limites biologiques, et la distinction homme/machine n'aura plus lieu d'être ! Puisque l'on ne dépendra plus de nos corps, la vieillesse et la maladie seront des concepts dépassés.
On pourra également, selon Kurzweil, résoudre les problèmes comme la pauvreté, la faim dans le monde, la question écologique. Le rêve d'un monde parfait ? Ou à l'inverse un cauchemar, quelque part entre Le Meilleur des mondes et Matrix ?
A lire l'ouvrage de référence de Kurzweil, sorti en 2005, The Singularity is near (1), tout devrait pourtant bien se passer :« Je m'attends à ce que l'intelligence qui émerge de la singularité ait un grand respect pour son héritage biologique », explique Kurzweil. Vous voilà rassurés ?
A deux mois du lancement des cours, Ray Kurzweil n'est pas en Californie, mais sur la côte Est - où il réside -, et il est en train de faire la promotion de Transcendent Man, un documentaire qui lui est consacré. Un film-portrait, où l'on découvrira, si l'on n'a pas lu son livre, qu'il avale chaque jour plus de deux cents pilules (vitamines, compléments alimentaires, molécules censées allonger la durée de la vie...), histoire de garder toutes ses chances pour ne pas rater 2045, et qu'il prépare le jour où la technologie pourra, grâce à un échantillon ADN, rendre la vie à son père décédé, à l'âge de 58 ans, d'une attaque cardiaque. Et où il explique que pour survivre aux changements technologiques il faut absolument les anticiper et apprendre à les maîtriser, ce qui est justement l'objectif de la Singularity University.
“Mon téléphone est un million de fois plus puissant qu'un ordinateur il y a vingt ans. Dans cinq ans, on aura encore des machines un million de fois plus puissantes.”
Celui qui nous y accueille s'appelle Salim Ismail. Quelques mois auparavant, il était à la tête de Yahoo ! Brickhouse, la boîte à idées du concurrent de Google. Affable, parlant couramment le français - il a passé trois ans en France en tant que consultant -, il assure que l'université dont il est le directeur exécutif n'est pas un outil de promotion de la Singularité. « Personne ne peut nier que de nouvelles technologies émergentes sont en train de changer notre vision du monde. Mon téléphone est aujourd'hui un million de fois plus puissant qu'un ordinateur l'était il y a vingt ans. Dans cinq ans, on aura encore des machines un million de fois plus puissantes. Donc, ce que nous essayons de faire avec cette université, c'est de rassembler un nouveau groupe de "leaders", une nouvelle génération d'étudiants qui vont pouvoir apprendre à "manager", à comprendre et à imaginer ce que sera le monde des prochaines années. »
Les cours commenceront le 29 juin, et la sélection des futurs étudiants a été finalisée le matin de notre visite. Quarante élus pour 1 200 postulants, parmi lesquels on comptera une moitié d'Américains et quatorze femmes. Chacun d'entre eux a sa fiche scotchée au mur : photo, CV et un court texte où il explique sa motivation pour venir suivre les neuf semaines de cours. Tous sont déjà hyperdiplômés, et, comme le demandait le formulaire d'inscription, sont déjà experts dans un secteur des nouvelles technologies. Pour suivre le programme de la Singularity University, ils devront s'acquitter de 25 000 dollars de frais. C'est cher, surtout que la Singularity University est une organisation à but non lucratif. Son budget provient pour trois quarts de dons d'entreprises et de particuliers, et pour un quart des futurs étudiants.
Google, par exemple, dont le dirigeant, Larry Page, a suivi de près les travaux préparatoires à l'ouverture de l'université, a donné quelques centaines de milliers de dollars, et y enverra certains de ses « thought leaders » (notamment l'un des penseurs d'Internet, Vint Cerf, ou le spécialiste de l'intelligence artificielle Peter Norvig). Quant à la Nasa, elle prête ses locaux, quelques profs, et un accès à son super-ordinateur Pleiades.
Mais, pendant les neuf semaines que durera cette première session, les étudiants auront-ils le temps de faire joujou avec le troisième ordinateur le plus puissant du monde ? Car le programme est chargé :
- trois semaines de cours dans des matières aussi pointues que la robotique, les nanotechnologies, la biotechnologie, l'intelligence artificielle ; trois semaines où chacun se concentre sur l'un de ces sujets ;
- puis encore trois semaines de projet d'équipe, où il s'agira de trouver la solution à un problème qui touche une partie de la population mondiale - bonne nouvelle, si jamais ils trouvent une idée géniale, Salim Ismail promet que cela sera rendu public... Parmi les matières proposées, inutile de chercher l'histoire ou la philosophie : ces matières traditionnelles ont été ignorées.« C'est délibéré, explique Ismail. Il ne s'agit pas de remplacer les cursus plus traditionnels, mais de les compléter. »
Dans l'intervalle, les étudiants prendront le temps d'aller sillonner la Silicon Valley. « Dans un rayon de 30 kilomètres, on peut visiter cinquante ou soixante des principales entreprises du monde des nouvelles technologies. Outre Google ou l'université Stanford, on pourra aller voir des start-up comme Nanosolar, qui développe des panneaux solaires à base de nanotechnologies, 23andMe, le leader de la génétique personnelle ; ou encore une société qui travaille sur les ordinateurs quantiques... »
Les étudiants devraient notamment aller jeter un coup d'oeil aux robots de chez Anybots Inc., une start-up située à dix minutes en voiture de l'Ames Research Center. On y fabrique des créatures artificielles vaguement humanoïdes – si les jambes sont parfois remplacées par des roues, elles ont bien une tête, un corps et parfois des bras. Parmi eux, QA, qui devrait être commercialisé dans les prochains mois, un robot destiné à la « téléprésence ». Il peut être utilisé comme concierge, ou vous servir d'yeux ou d'oreilles si vous êtes à distance d'une conférence. Et l'on se prend à penser que, avant que cette webcam montée sur roulettes évolue en une intelligence capable de dépasser celle de l'homme, nous avons encore quelques (belles) années devant nous.
Thomas Bécard
Télérama n° 3099
(1) Publié en français sous le titre “Humanité 2.0, la bible du changement”, chez M21 éditions.
Le 7 juin 2009 à 20h00
2 réactions
Tags : spécial innovation Etats-unis Ray Kurzweil Nasa Google
VOS REACTIONS (2 commentaires)
Sogeco - le 9/06/2009 à 10h09
Ca sent l'arnaque à plein nez... Prétendre que les ordinateurs seront 1 million de fois plus puissants dans 5 ans est pure spéculation, et même si cela était le cas (après tout pourquoi pas) prétendre qu'en 2045 l'homme et la machine ne feront plus qu'un (je résume) c'est se f... de la g... des gens.
La terre comporte 6 milliards d'individus (combien en 2045?), comment peut-on prétendre résoudre par des moyens purement scientifiques les problèmes de l'humanité à si courte échéance...?
Il s'agit là de purs délires d'auteurs de science fiction en mal de reconnaissance. Au début du 20ème siècle le même genre d'individus prévoyaient qu'en l'an 2000 nous aurions tous une voiture volante (entre autres).
Pas besoin d'être bac +20 pour comprendre que la courbe d'évolution des sciences ne peut pas être exponentielle en se contentant d'extrapoler les 2000 ans passés, en faisant cet exercice purement virtuel on en arrive à la conclusion qu'en 2100 tout aura été inventé et découvert et que la galaxie n'aura plus aucun secret pour nous.
Trouvez-vous cet avis intéressant ?
MADCANARDO - le 9/06/2009 à 08h09
Ah ! Parce qu'il y en a qui pense que la technologie va sauver l'humanité. Je ne suis pas sûr que les diplômes rendent intelligents !
4 internautes sur 6 ont trouvé cet avis intéressant.
12:33 Publié dans Modernité | Lien permanent |
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06/06/2009
Télérama 6 Juin 2009 - Clic et déclic à l'école
LE CARTABLE…
NUMÉRIQUE
Tags : spécial innovation école
NOUVELLES TECHNOS - Ordinateurs, mais aussi palettes graphiques, tableaux interactifs et logiciels ludo-pédagogiques : le développement des outils numériques dans les classes bouscule la relation au savoir et annonce une révolution dans l’enseignement. Avec ses partisans et ses adversaires…
- Photo : Laurent Troude
Devant l'écran de son iMac, Sami, 7 ans, reste perplexe : un mini-Dark Vador l'enjoint de conjuguer des verbes au futur de l'indicatif, mais il hésite sur la première case à remplir : « Vous... aimerai ? » Dark Vador pousse un couinement réprobateur. Sami extirpe de son pupitre son cahier de grammaire, vérifie, corrige : « Vous aimerez », puis passe à la case suivante.
Comme lui, grâce au système de la « classe mobile », c'est-à-dire un réseau d'ordinateurs portables reliés à un ordinateur maître et à Internet, une quinzaine de ses camarades de CP-CE1 planchent de manière autonome, qui sur un exercice de calcul, qui sur un exercice de français, choisi en fonction de ses besoins.
Pendant ce temps, la maîtresse, face au tableau numérique interactif (TNI), s'occupe d'un autre groupe. Sur un vaste écran, relié à l'ordinateur de l'enseignante, est projeté un court texte suivi d'un questionnaire à choix multiples (QCM). Les enfants répondent grâce à un boîtier de vote individuel. L'affichage des résultats est immédiat : les erreurs de chacun sont commentées. « Avec ces outils, je peux enfin appliquer la pédagogie différenciée ! » s'enthousiasme Régine Bontemps, institutrice de l'école Willy-Brandt, qui, en 2006, a fait partie des treize enseignants volontaires pour démarrer L'Ecole du futur, voulue par le député-maire d'Elancourt (Yvelines).
“L'aspect ludique décomplexe les enfants et les incite à davantage participer.”
Aujourd'hui toutes les classes de la ville sont équipées. Ce matin, en maternelle, une élève doit recopier sur l'écran tactile le mot « LUNDI ». Armée du stylet numérique, elle se lance. Le L part à l'envers ? Qu'à cela ne tienne : un coup d'« outil gomme », et l'erreur est effacée. Puis chacun retourne à sa place pour effectuer, avec papier et crayon « classiques », ses lignes d'écriture.
Quelle différence par rapport au bon vieux tableau noir ? Les enseignants sont unanimes :« Les possibilités infinies d'affichage et de modification des images, de recherche de documents audiovisuels pour illustrer le cours, et l'aspect ludique, qui décomplexe les enfants et les incite à davantage participer. » Malgré quelques bugs, une formation encore insuffisante et la rareté des ressources numériques disponibles, le TNI rafle tous les suffrages : « Je ne pourrais plus m'en passer ! »avoue Régine Bontemps.
A l'heure actuelle, 1 200 tableaux numériques interactifs sont installés en France. Le cas d'Elancourt relève d'initiatives locales, il en est de même à Limoges et dans les Landes (où un « cartable numérique » a été distribué à tous les collégiens). Grâce aux efforts des collectivités territoriales depuis dix ans, il y a désormais environ huit élèves pour un ordinateur, ce qui situe la France dans la moyenne européenne. Les inégalités subsistent toutefois, surtout entre l'élémentaire, sous-équipé, et le secondaire. Le ministère de l'Education nationale entend y remédier, par exemple en débloquant 50 millions d'euros pour doter 5 000 écoles rurales.
Il faut faire entrer définitivement le « mammouth » dans l'ère numérique. « Aujourd'hui, nous accompagnons les enseignants dans l'usage des nouvelles technologies », explique Jean-Yves Capul, de la sous-direction des Tice (technologies de l'information et de la communication pour l'éducation), qui rappelle que « les profs n'ont plus le choix ». En effet, en intégrant en 2006 la « culture numérique » dans le socle de connaissances et de compétences de la scolarité obligatoire, et en couplant le B2i (brevet informatique et Internet) au brevet des collèges, l'école s'est donné officiellement une nouvelle mission : « réduire la fracture numérique et initier les élèves à un usage raisonné et responsable de ces techniques ».
Photo : Laurent Troude
Mais, du côté des profs, il y a toujours dans ce domaine « les athées et les croyants », pour reprendre le mot de Serge Pouts-Lajus, responsable de l'Observatoire des technologies pour l'éducation en Europe. Si 95 % utilisent désormais l'informatique pour préparer leurs cours, par exemple en consultant les ressources en ligne développées par des associations pionnières (Sésamath en mathématiques, Clionautes en histoire-géographie, et WebLettres en français), seulement 66 % déclarent avoir utilisé un ordinateur en classe au cours de l'année écoulée (1).
Les choses pourraient bien changer avec les outils nouvelle génération, très séduisants. En cours de langue, les collégiens de l'académie de Bordeaux s'entraînent sur des baladeurs numériques. Dans 40 écoles pilotes, les enfants discutent avec des camarades étrangers via un dispositif de visioconférence. Et bientôt, peut-être, les étudiants goûteront aux joies des « jeux sérieux », ces jeux vidéo à contenu éducatif déjà très développés aux Etats-Unis pour la formation des adultes. 30 millions d'euros viennent d'être débloqués à cette fin par le Conseil des ministres.
“Tout professeur doit y trouver son compte, en termes de motivation des élèves,
de renouvellement de son enseignement.”
Preuve de l'évolution en marche : la multiplication des blogs de classe - les trois principaux hébergeurs, Le Café pédagogique, Le Web pédagogique et Curiosphere, en répertorient près de 8 000. Vitrines des travaux d'élèves, cours en ligne ou interface de communication et de création collaborative, il y a autant de sortes de blogs que de méthodes pédagogiques. « Tout professeur doit y trouver son compte, en termes de motivation des élèves, de renouvellement de son enseignement », affirme Alain Lamotte, animateur du Groupe de réflexion et d'expérimentation en informatique dans les disciplines, mis en place par l'académie de Créteil. Mais attention : ces outils « quasi miraculeux » ne font pas le bon prof. Il ne s'agit pas de rendre les enfants ou les adolescents cyber-dépendants. Un équilibre reste donc à trouver « entre Google Earth, les cartes murales et les manuels ».
La médiation de l'écran modifie déjà la relation prof-élève, la relation au savoir, voire le savoir lui-même. Avec l'ordinateur, le maître n'est plus la seule source d'informations de ses élèves, mais un organisateur d'activités, souvent en petits groupes. Il enseigne moins des connaissances que des compétences - autonomie, travail en équipe, etc. Pour Eric Weill, inspecteur de l'Education nationale à Elancourt, nous sommes au seuil d'une « révolution pédagogique »qui remettra en cause, à terme, les examens académiques, comme au Danemark, où l'on vient d'autoriser Internet au bac. La technologie moderne ringardiserait donc définitivement la leçon du maître ? C'est ce que déplore Antoine Drancey, professeur de français dans un collège du Calvados, fondateur de la liste de discussion Profs.fr et président de l'association Dictame, qui gère un portail de ressources en ligne. Loin d'être technophobe, il utilise quotidiennement en classe un vidéo-projecteur, mais à la manière d'un « super-tableau », pour mieux capter l'attention de toute la classe. Il refuse d'« enchaîner ses élèves à des claviers »,craignant qu'ils « ne substituent le clic à une réelle démarche cognitive ».
Au-delà de l'éternelle querelle des Anciens et des Modernes, quel est le bénéfice réel des TIC en termes d'apprentissage ? Selon l'INRP (2), les études internationales s'avèrent contradictoires. Sûr que les élèves sont plus motivés, pas sûr qu'ils apprennent mieux. Quoi qu'il en soit, le passage de l'école au tout-numérique constitue une manne pour les entreprises qui produisent matériel et ressources. Jean-Yves Capul a beau rappeler le principe de neutralité économique de l'Education nationale, nombreux sont les enseignants qui s'inquiètent, par exemple, de l'emprise de Microsoft, via, entre autres, un accord-cadre signé en 2003…
Fanny Capel
Télérama n° 3099
(1) Sondage cité dans le rapport d'audit de l'Inspection des finances et de l'Inspection générale de l'Education nationale, « Contribution des TIC à la modernisation du système éducatif », mars 2007.
(2) Institut national de recherche pédagogique, dossier d'actualité no 41, « Impact des TIC dans l'enseignement », janvier 2009.
17:29 Publié dans Modernité, Technologies, Télérama | Lien permanent |
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04/06/2009
Télérama 4 juin - Bernard Stiegler : “Il y a beaucoup d’inventions qui ne produisent aucune innovation”
LE PHILOSOPHE ET…
LA MODERNITÉ
Le 4 juin 2009 à 13h01
Tags : spécial innovation philosophie
NOUVELLES TECHNOS - Constatant l'échec du consumérisme, le philosophe Bernard Stiegler soutient que seule l'intelligence collective permettra une économie innovante. Entretien, dans le cadre d’un “spécial innovation” que nous déclinerons jusqu’à ce week-end.
- photo : Pierre-Emmanuel Rastoin
C'est la bonne nouvelle de ces temps de crise, l'innovation innove ! Quelque chose semble mourir : le système capitaliste consumériste qui, à force d'avoir détourné le désir et la création en pulsions d'achat, a fabriqué des sociétés démotivées, autodestructrices.
Mais quelque chose d'autre est en train de naître : une innovation non plus conçue par le haut, par des ingénieurs et du marketing, mais émergeant de réseaux, d'échanges de savoirs, d'amateurs passionnés.
En quelques années, les nouvelles technologies de l'information et de la communication ont renversé le modèle de l'innovation. Infatigable penseur du monde moderne, le philosophe Bernard Stiegler est au cœur de la construction de cette « économie de la contribution » (il publie ces jours-ci Pour une critique de l'économie politique). Avec l'Institut de recherche et d'innovation (IRI), qu'il a fondé au centre Pompidou, à Paris, il réfléchit aux industries culturelles de demain. Dans l'association Ars Industrialis, il a réuni un réseau international de compétences (intellectuels, artistes, scientifiques, ingénieurs, banquiers...) pour penser une « politique internationale des technologies de l'esprit ». Pour lui, une seule voie pour l'innovation : l'intelligence collective.
L'innovation a une histoire, liée à celle de l'entreprise, de l'industrie, des technologies de pointe. Quand l'innovation a-t-elle été... inventée ?
J'aime situer sa naissance vers 1780. Cette année-là, en Angleterre, deux personnages se rencontrent : l'ingénieur James Watt, qui a donné son nom à l'unité de mesure de la puissance et mis au point la première machine à vapeur exploitable, et l'entrepreneur Matthew Boulton. De la rencontre entre l'ingénieur et l'entrepreneur va naître l'économie industrielle. En effet, ils créent ensemble une entreprise où ils développent ce qui va devenir les machines-outils. Boulton a très vite compris que l'industrie allait connaître avec le machinisme de perpétuelles transformations. L'économiste Joseph Schumpeter (1883-1950) théorisera les lois du changement économique cent trente ans plus tard. Mais c'est dès la fin du XVIIIe siècle que commence l'ère industrielle de l'innovation permanente. L'innovation caractérise en cela la société moderne et elle est rendue possible par l'apparition de la technologie.
Qu'est-ce qui distingue invention et innovation ?
Il n'y a pas d'innovation sans invention, mais il existe beaucoup d'inventions qui ne produisent aucune innovation. L'innovation consiste à socialiser des inventions technologiques, elles-mêmes issues de découvertes scientifiques.
Innover, c'est produire du nouveau (méthodes, objets, services) pour l'installer sur un marché. Et la guerre économique se livre sur ce terrain de l'innovation. France Télécom a largement contribué à établir la norme GSM (en téléphonie mobile), mais c'est Nokia qui l'a socialisée, donc qui a été innovante. Le Cnet (Centre national d'études des télécommunications), ancêtre d'Orange Labs, était un des meilleurs laboratoires de recherche au monde. Mais en France, où il y a d'excellents chercheurs, le management ne sait pas valoriser la recherche - le nez collé sur le court terme, il accuse d'autant plus les chercheurs de conservatisme qu'il manque de vision de l'avenir et refuse de prendre des risques.
Quels sont les risques de l'innovation ?
Selon Jeremy Rifkin, dans la seule année 1995, Sony a produit cinq mille produits nouveaux. La plupart ont disparu très vite. Pour innover industriellement, c'est-à-dire sur des marchés mondiaux, il faut être capable de risquer dans la recherche et le développement beaucoup d'argent, et souvent à perte. Mais lorsqu'il y a des gains, ils constituent l'avantage concurrentiel - c'est-à-dire le nerf de la guerre économique.
Mais ce modèle d'innovation n'est-il pas à bout de souffle, à force de courir après une technologie qui change de plus en plus vite ?
Il l'est pour plusieurs raisons. La première, en effet, est l'accélération exponentielle du changement technologique - c'est aujourd'hui le plus rapide qui gagne le marché. Cette accélération tend à fragiliser la société, qui n'a plus le temps de faire de cette innovation technologique un apprentissage social, c'est-à-dire un nouveau savoir-vivre.
En plus, si Sony est en train de mettre au point un nouveau procédé, il y a toutes les chances pour qu'en Californie ou ailleurs quelqu'un travaille sur un sujet proche. C'est alors le marketing qui fait la différence en imposant une nouvelle pratique sociale sous le nom d'une marque et par un véritable matraquage psychologique. Cette concurrence effrénée est le signe d'un autre essoufflement, que Karl Marx avait en partie anticipé, en disant que la compétition économique conduisait à la baisse tendancielle du taux de profit et que le capitalisme n'y survivrait pas. Il n'avait pas prévu cependant qu'après le modèle productiviste du XIXe siècle d'autres modèles de production et de socialisation de l'innovation seraient inventés, en particulier par Henry Ford aux Etats-Unis, et qui allaient conduire au consumérisme.
“En inventant la figure du consommateur, Ford a résolu - très provisoirement - le problème du chômage par une production de masse profitant à tout le monde, y compris aux travailleurs.”
En quoi le fordisme a-t-il résolu les problèmes du capitalisme ?
Ce modèle industriel, en inventant la figure du consommateur, permet de résoudre - très provisoirement - le problème du chômage par une production de masse profitant à tout le monde, y compris aux travailleurs. Dans le modèle du XIXe siècle, celui qu'illustrent les romans de Dickens, les prolétaires n'avaient aucun pouvoir d'achat. Ils avaient seulement, comme disait Marx, la possibilité de renouveler leur force de travail : à peu près de quoi se nourrir très mal dans leurs taudis et y faire des enfants qui, lorsqu'ils survivaient, fournissaient la nouvelle main-d'oeuvre. Avec Ford, les Etats-Unis ont inventé le fameux « mode de vie américain », qui repose sur une nouvelle organisation de l'innovation : il ne s'agit plus seulement de mettre au point de nouveaux produits, mais de nouvelles manières de les vendre à tous, et dans le monde entier. Autrement dit, le marketing est consubstantiel à cet âge de l'innovation. Le marketing a d'abord été pensé par Edward Bernays, un neveu de Freud, inventeur des public relations. Avec les théories de son oncle, Bernays a pu conceptualiser en économie la différence entre le besoin et le désir. Si, en 1992, vous demandez à la population française si elle est prête à acheter un téléphone portable et à s'abonner au service qu'il requiert, elle répond négativement : cela ne correspond à rien dans son mode de vie. Les populations sont structurées par des systèmes sociaux qui tentent de résister aux changements. Edward Bernays, qui l'avait compris, savait aussi qu'on ne transforme pas le comportement des individus en s'adressant à leur raison ou à leur conscience pour des « besoins » qu'ils n'ont pas, mais en captant leur attention pour détourner leur désir - ce que Freud appelle leur « énergie libidinale » - vers les marchandises. L'innovation associée au marketing pour capter le désir constitue dès lors l'économie libidinale capitaliste.
Vous en êtes un critique virulent, puisque, selon vous, le consumérisme a finalement détruit tous nos repères sociaux...
Pour innover, il faut sans cesse conquérir des marchés, si bien que tout devient marché. Or, généralement, ce qui fait la valeur de la vie (aimer quelqu'un, admirer une oeuvre, défendre une idée...) n'a pas de prix : les objets du désir sont par structure infinis, c'est-à-dire incalculables. En les soumettant au marché, on détruit le désir, qui est réduit à un calcul. Cela produit une société démotivée, qui a perdu toute confiance en elle, où il n'y a plus de relations sociales, et où triomphe le contraire du désir, à savoir la pulsion : la guerre de tous contre tous, une société policière, comme tend à le devenir la société sarkozyenne. Une société très dangereuse.
N'est-ce pas la consommation elle-même qui fait problème aujourd'hui ?
En effet, le modèle économique de cette innovation n'est plus viable puisque la consommation y est soutenue par des moyens toxiques : le surendettement organisé fabrique des consommateurs irresponsables, accros et honteux de l'être. Nous savons que le consumérisme détruit notre santé et la planète. Nous rejetons des déchets polluants qui compromettent l'avenir de nos enfants tout en lésant les milliards de gens qui crèvent de faim dans le monde... Le temps est bien fini du rêve américain, qui promettait progrès et bonheur pour tous par le marché : tout cela aboutit à la crise de 2008. Cent ans après le succès de la Ford T, le fordisme est épuisé, et le consumérisme apparaît pour ce qu'il est : une mécroissance.
“A l'époque des technologies industrielles numériques, une nouvelle culture émerge, qui appelle l'invention d'une nouvelle civilisation.”
Sombre tableau ! Quelle innovation est encore possible ?
Un nouveau modèle d'innovation est en train de s'inventer : on est passé d'un processus hiérarchique, produit par le haut pour redescendre vers les applications, à l'« innovation ascendante ». Les technologies numériques ont permis ce renversement. Une véritable infrastructure de la contribution se développe depuis vingt ans via Internet, où il n'y a plus des producteurs d'un côté et des consommateurs de l'autre, mais toutes sortes de « contributeurs ».
C'est ainsi que se forme un nouveau modèle industriel, celui d'une « économie de la contribution ». Apparu dès les années 1990 d'abord avec les logiciels gratuits, il s'est étendu à d'autres domaines avec les médias numériques. L'encyclopédie en réseau Wikipédia, qui devient un passage obligé pour tout utilisateur d'Internet, en est un exemple frappant. Quelles que soient les critiques que l'on peut en faire, Wikipédia a conçu un système d'intelligence collective en réseau auquel contribuent des millions de gens.
Est-ce que parfois, avec ces systèmes participatifs, on ne se paye pas de mots ?
Disons « contributifs » plutôt que « participatifs » - ce terme ayant été galvaudé par le populisme rampant. La duplicité de ces technologies est évidente : elles appartiennent au genre de ce que les Grecs appelaient des pharmaka, qui sont des réalités à double face, à la fois des remèdes et des poisons.
Platon montre dans Phèdre que l'écriture est un pharmakon qui, entre les mains des sophistes, devient le poison qui impose les clichés du « prêt-à-penser ». Mais c'est aussi l'écriture qui fonde la rationalité mathématique et scientifique aussi bien que le droit public, l'histoire et la géographie. Cela suppose cependant un projet de civilisation, en l'occurrence la culture occidentale. A l'époque des technologies industrielles numériques, une nouvelle culture émerge, qui appelle l'invention d'une nouvelle civilisation.
“La spéculation a détruit l'investissement, c'est-à-dire la motivation créative à l'origine de l'innovation durable.”
Que pensez-vous de ce que l'on appelle l'« économie créative » ?
Depuis la fin du XXe siècle, cette démotivation dont nous avons parlé à propos des consommateurs affecte tous les acteurs économiques, aussi bien les producteurs, les concepteurs, les investisseurs que les populations auxquelles ils s'adressent. La spéculation a détruit l'investissement, c'est-à-dire la motivation créative à l'origine de l'innovation durable.
C'est pour lutter contre cet état de fait que se mettent en place depuis quelques années les économies créatives promues par John Howkins ou Richard Florida. Il s'agit de remettre en marche la machine à innover. En clair, rassembler sur des territoires privilégiés (des « clusters ») artistes et ingénieurs, musiciens et managers (une « creative class »), pour former une sorte de bouillon de culture.
Le problème de ces économies créatives est que celles-ci restent pensées dans le modèle consumériste : on cherche à utiliser les talents des « créatifs » pour lutter contre la débandade de la consommation. Or, c'est aussi pour retrouver le désir, pour construire une société créative, qu'une partie croissante des jeunes générations s'éloigne progressivement du modèle consumériste, rejette un modèle qui ne la fait plus du tout ni rêver ni désirer, et s'engage dans des pratiques contributives singulières que le marketing tente évidemment de récupérer. Je pense que cette économie de la contribution est le véritable enjeu d'une société créative, bien au-delà de la supposée « creative class ».
Comment, dans le domaine culturel, un système contributif peut-il fonctionner ?
Les industries culturelles ont fabriqué un consumérisme culturel qui est incompatible avec une véritable expérience artistique et intellectuelle. Nous voyons donc apparaître là aussi, avec les nouvelles technologies culturelles, d'autres comportements face aux oeuvres, aux arts et aux savoirs sous toutes leurs formes. Des communautés de passionnés se forment, échangent des savoirs et reconstituent une faculté de juger. Le public est la nouvelle avant-garde : c'est lui qui inventera les institutions culturelles de demain. Dans cet esprit, nous avons développé à l'Institut de recherche et d'innovation le logiciel Lignes de temps, qui est désormais en usage dans des universités et des écoles d'art du monde entier. Ce logiciel permet d'analyser des films (ou d'autres oeuvres, spectacles, colloques...) et de constituer un appareil critique autour duquel se forme un réseau de cinéphiles. Il y a cinquante ans, la politique culturelle de Malraux était destinée à former des amateurs d'art, et non des consommateurs de culture. Les technologies culturelles et l'économie de la contribution revalorisent cette figure de l'amateur - c'est-à-dire du public capable de discerner et d'apprécier.
Cette économie de la contribution peut-elle durablement fonctionner si la contribution n'est pas rémunérée, fût-elle produite avec la passion de l'amateur ?
Je soutiens une vieille idée défendue par le plus libéral des libéraux, Milton Friedman : le revenu minimum d'existence. Idée qui a été relancée par André Gorz et que promeuvent en ce moment Olivier Aubert, Maurizio Lazzarato et Yann Moulier-Boutang. Ils prennent l'exemple de l'abeille, qui produit du miel, mais dont la valeur tient bien plus à sa fonction de pollinisation, qui permet la reproduction des végétaux, la nourriture des animaux et notre propre survie... Aujourd'hui, de plus en plus de contributeurs créent une valeur qui ne s'évalue pas sur le marché mais permet aux autres activités économiques de se développer. Cette « pollinisation » doit être rémunérée et mutualisée. Einstein aurait dit que l'humanité mourra d'avoir détruit les abeilles.
Devenons collectivement plus intelligents pour ne pas en arriver là.
Propos recueillis par Catherine Portevin
Télérama n° 3099
Photos : Pierre-Emmanuel Rastoin pour Télérama
A lire :
Le Design de nos existences à l'époque de l'innovation ascendante, sous la direction de B. Stiegler, éd. Mille et Une Nuits, 336 p., 23 €.
Pour en finir avec la mécroissance, Quelques réflexions d'Ars Industrialis, de B. Stiegler, A. Giffard et C. Fauré, éd. Flammarion, 310 p., 20 €.
Pour une nouvelle critique de l'économie politique, de B. Stiegler, éd. Galilée, 105 p., 17 €.
A suivre :
Rencontres européennes de la création et de l'innovation au festival d'Aix-en-Provence et d'Avignon : « création artistique et créativité ». Le 10 juillet au Centre des congrès d'Aix, les 11 et 12 juillet au lycée Saint-Joseph d'Avignon.
VOS REACTIONS (5 commentaires)
lynch007 - le 4/06/2009 à 14h24
Monsieur Stiegler,
J'ai bcp aimé certains de vos livres dont la télécratie contre la démocratie mais je trouve que vous tombez de plus en plus dans l'angélisme inverse.
Il y a un équilibre à trouver, on n'est plus à l'époque de Marx. Et arrêtez votre populisme indigne d'un intellectuel qui se veut visionnaire. Vous savez bien que la société est aujourd'hui très individualiste et que tous les gens ne sort pas forcément des génies intellos humanistes capables de discerner et d'apprécier quoi que ce soit. Je travaille dans le milieu éducatif et les blogs, forums sont devenus la plaie culturelle de notre époque, sorte d'exutoire raciste, de haine, de frustration terrifiant. Internet c'est très bien sur le plan culturel pour certaines pratiques mais aussi terrifiant pour d'autres. C'est le débat de la fracture culturelle. Soyez un peu réaliste vous aussi...
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oledeuff - le 4/06/2009 à 21h18
Je crois que penser que tous les blogs et les forums sont mauvais témoignent d'une forte méconnaissance du commentateur précédent. Certes, ces techniques ont un côté double et elles ne sont pas toujours utilisées à bon escient. Mais en faire un tel descriptif entièrement négatif quand on travaille dans le milieu éducatif est effectivement gênant. Il convient de montrer les côté positifs (et donc aussi négatifs) de ces techniques et non pas de les bouter hors de la sphère scolaire. Ce n'est pas le débat de la fracture culturelle en fait si ce n'est que dans votre esprit il s'agit de défendre une culture littéraire normée face à une culture dite de masse. Bernard Stiegler cherche plutôt à montrer que ces techniques peuvent aussi constituer des moyens de construire des systèmes de transmission, de partage, d'innovation et de veille. Faut-il pour cela sortir quelque peu de ces dogmatismes. Il s'agit non pas de surveiller ou de décrier mais de construire de la confiance et des systèmes de veille et de prise de soin.
8 internautes sur 8 ont trouvé cet avis intéressant.
nitot - le 6/06/2009 à 13h43
Excellent article, bravo Télérama ! Ca fait plaisir de voir que l'innovation contributive est de plus en plus reconnue. Petit reproche toutefois, là où M. Stiegler parle de "logiciels gratuits apparus dans les années 1990", je pense qu'il faudrait parler de "logiciels libres (et accessoirement gratuits)" (qui sont en fait antérieurs, mais Internet a rendu leur distribution plus facile). Sur la distinction entre libre et gratuit, voir deux articles que j'ai écrit :
http://standblog.org/blog/post/2006/06/29/93114842-a-prop... et http://standblog.org/blog/post/2009/06/04/A-propos-de-gra... .
--Tristan Nitot, contributeur au projet Mozilla (Firefox) et Wikipedia.
2 internautes sur 2 ont trouvé cet avis intéressant.
Uiox - le 6/06/2009 à 14h49
wouahhh!!! La poule et l'oeuf revisité: c'est la poule ou la poule qui fait la poule? Je vous invite à aller voir un wikipédia sur papier qu'est le Larousse (non, non elle ne l'a pas fait toute seule) les définitions de invention et innovation. Ensuite quand on parle de marché et consommation il pourrait être utile d'avoir un peu appris ce qu'est le marketing et la segmentation d'un marché. Pour finir il faut être bien naif (ou un marxiste recyclé roublard) pour faire l'apologie du gratuit.
Uiox - le 6/06/2009 à 15h01
Suite precedent - quand tous les économistes se grattent la tête pour trouver un moyen de vendre ce qui est gratuit. Dans le systéme d'Apple ya bien 80% d'un bon vieux UNIX...
22:38 Publié dans Modernité, Télérama | Lien permanent |
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30/05/2009
Capacité du très haut débit
Un opéra (traité sur un mode humoristique) où les différents acteurs sont... à des endroits différents... (en bas à droite l'orchestre et la salle de concert où l'on se trouve "physiquement", et sur les 3 écrans au-dessus de l'orchestre : les chanteurs qui sont on ne sait pas où).
15:16 Publié dans Chanson, Danse, Musique, Technologies | Lien permanent |
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